samedi 11 mai 2024

Père Stephen Freeman: UNE BELLE PAQUES – DANS UNE PRISON SOVIÉTIQUE – en 1928 (R)

Serge Schmemann, fils de Père Alexandre Schmemann, dans son merveilleux petit livre, Echoes of a Native Land [Echos d'un pays natal], rapporte une lettre écrite par l'un des membres de sa famille d'une génération antérieure, qui avait passé plusieurs années dans les prisons des Soviétiques et y était mort. La lettre, écrite la nuit de Pâques en 1928, est adressée à un membre de la famille, « Oncle Grishanchik » (c'était Grigory Trubetskoi qui avait réussi à émigrer à Paris). Cette lettre devrait devenir un classique de l'écriture orthodoxe et témoigner de la foi qui a soutenu tant de personnes et qui ressuscite aujourd'hui dans tant d'endroitsLe triomphe de la Résurrection transcende tellement sa cellule de prison qu'il est étonnant que les murs soient restés debout. Tout le livre est une lecture merveilleuse. Je le recommande sans réservation.

     

30 mars/ 12 avril 1928

Cher oncle Grishanchik, je vous salue, toi et tante Macha, avec le jour saint imminent, et je vous souhaite tout le meilleur. Pendant très, très longtemps, j'ai voulu t'écrire, cher oncle Grishanchik ; tu as toujours montré une telle préoccupation pour moi, tu m'as aidé si généreusement dans un moment difficile de ma vie, et, surtout, toute ton image est si inséparablement liée pour chacun de nous, tess neveux, à de si merveilleux souvenirs ; vous es toujours notre oncle très cher et bien aimé.

J'approche de la quatrième Pâques que je passerai derrière ces murs, séparé de ma famille, mais les sentiments pour ces jours saints qui ont été infusés en moi dès la plus tendre enfance ne me manquent pas maintenant ; depuis le début de la Semaine Sainte, j'ai senti l'approche de la fête, je suis la vie de l'Église, je me répète les hymnes des offices de la Semaine Sainte, et dans mon âme surgissent ces sentiments de tendre révérence que je ressentais quand j'étais enfant allant à la confession ou à la communion. A 35 ans, ces sentiments sont aussi forts et aussi profonds que dans ces années d'enfance.

Mon cher oncle Grishanchik, en passant en revue les Pâques passées en ma mémoire, je me souviens de nos dernières Pâques à Sergiyevskoye, que nous avons passées avec toi et tante Macha, et j'ai ressenti le besoin immédiat de t'écrire. Si tu ne l'as pas oublié, Pâques en 1918 était assez tardive, et le printemps était précoce et très chaud, alors quand, dans les dernières semaines du Carême, j'ai dû emmener tante Macha à Ferzikovo, les routes étaient impraticables. Je me souviens de ce voyage comme si c'était aujourd'hui ; c'était une journée chaude, lourde et humide, qui fit fondre la dernière neige dans les forêts et les ravins plus rapidement que le soleil le plus chaud ; où que l'on posait les yeux, [il y avait] de l'eau, de l'eau et encore de l'eau, et tous les bruits semblaient en sortir, du bouillonnement et du ruissellement des ruisseaux de tous côtés au tintement incessant d'innombrables alouettes. Nous avons dû aller en traîneau - pas sur la route, qui serpentait à travers les champs à moitié nus dans une seule crête boueuse, mais à côté, en choisissant soigneusement l'itinéraire. Chaque empreinte de sabot, chaque piste laissée par les cavaliers, se  transformait immédiatement en un petit ruisseau boueux, se précipitant quelque part. Nous avons roulé sans cesse, épuisant le pauvre cheval, et, finalement, après avoir échappé avec succès au champ de Polivanovo, l'un des endroits les plus difficiles, je suis devenu trop audacieux et j'ai tellement embourbé tante Macha que j'ai failli noyer le cheval et le traîneau ; nous avons dû dételer pour le retirer et nous mouiller jusqu'aux sourcils ; en un mot, c'était une « couleur locale » totale.

Je me souviens du sentiment que j'avais ce printemps de force croissante, mais tout ce vacarme printanier heureux, malgré toute la beauté et la joie de l'éveil de la nature, ne pouvait étouffer le sentiment d'alarme qui serrait le cœur de chacun de nous. Soit une main s'est levée dans une fureur insensée pour profaner notre Sergiyevskoye, soit il y avait le sentiment troublant que notre famille aimante et étroitement soudée était en train d'être brisée : Sonia loin quelque part avec un tas d'enfants, seule, séparée de son mari ;  Seryozha, qui vient de se marier, nous ne savons pas où ni comment, et toi, mon cher oncle Grisha et tante Macha, séparés de vos jeunes, en souci constant pour eux. C'était une période dure et difficile. Mais je crois qu'au-delà de ces problèmes spécifiques, ce brouillard spirituel avait une source commune plus profonde : nous tous, jeunes et vieux, nous nous trouvions alors à un tournant critique : sans nous en rendre compte, nous faisions nos adieux à un passé rempli de souvenirs bien-aimés, tandis que devant nous se profilait un avenir hostile et totalement inconnu.

Et au milieu de tout cela vint la Semaine Sainte. Le printemps était à ce stade où la nature, après une grande poussée pour se débarrasser des chaînes de l'hiver, se calme soudainement, comme si elle se reposait de la première victoire. Mais sous ce calme apparent, il y a toujours le sentiment d'un processus complexe et caché qui se déroule quelque part au plus profond de la terre, qui se prépare à s'ouvrir de toute sa force, dans toute la beauté de la croissance et de la floraison. Le labourage et l'ensemencement de la terre dégageaient de riches parfums, et, suivant la charrue sur le sillon suivant et doucement tourné, tu fus enveloppé dans la merveilleuse odeur de la terre humide. J'ai toujours été enivré par cette odeur, parce que, en elle,  on sent le pouvoir créatif illimité de la nature.

Je ne sais pas comment vous vous sentiez tous à l'époque, parce que j'ai vécu une vie totalement à part et que je travaillais du matin au soir dans les champs, ne voyant pas et, oui, ne voulant rien voir d'autre. C'était trop douloureux de penser, et seul l'épuisement physique total donnait une chance, sinon d'oublier, du moins de s'oublier soi-même. Mais avec la Semaine Sainte, j'ai commencé les offices à l'église et à la maison, j'ai dû diriger le chœur en répétition et à l'église ; le Mercredi Saint, j'ai fini le semis d'avoine et, en rangeant la charrue et la herse, je me suis entièrement consacré au diapason. Et c'est là que commença ce que je n'oublierai jamais !

Cher oncle Grishanchik ! Te souviens-tu de l'office des Douze Evangiles dans notre église de Sergiyevskoye ? Te souviens-tu de cette manière merveilleuse et inimitable de notre petit prêtre ? Ce printemps, cela fera neuf ans qu'il est décédé pendant le service de Pâques de minuit, mais même maintenant, quand j'entends certaines litanies ou certaines lectures de l'Évangile, je peux entendre la voix exaltée de notre gentil pasteur, ses intonations perçant l'âme même. Je me souviens que tu avais été touché par cet office, que cela a eu un grand impact sur toi. Je vois maintenant l'énorme crucifix s'élever au milieu de l'église, avec les silhouettes de la Mère de Dieu d'un côté et de l'apôtre Jean de l'autre, encadrées par des lumières votives multicolores, la flamme agitante de nombreux cierges et, parmi la foule tout à fait familière des paysans de Sergiyevskoye, ta silhouette près du mur de route, devant le comptoir des cierges, avec une expression de contemplation sur le visage. Si seulement tu savais ce qui se passait dans mon âme à ce moment-là ! Ce fut tout un revirement, une révélation énorme révélation et salvatrice !

Ne sois pas surpris que j'écrive de cette façon ; je ne pense pas exagérer quoi que ce soit, c'est juste que je ressens une grande émotion en me souvenant de toutes ces choses, parce que je m'interromps continuellement pour aller à la fenêtre et écouter. Une nuit calme et étoilée plane au-dessus de Moscou, et je peux entendre d'abord une, puis une autre église annoncer les Évangiles successifs avec les sons lents et mesurés de la cloche. Je pense à ma Lina et à notre Marinochka, à Papa, à maman, à mes sœurs, à mes frères, à vous tous, ressentant la tristesse de l'expatriation ces jours-ci, tous si chers et si proches. Aussi douloureuse que soit, surtout en ce moment, la conscience de notre séparation, je crois quand même fermement, inébranlablement, que l'heure viendra où nous nous réunirons tous, tout comme vous êtes tous rassemblés maintenant dans mes pensées.

1/14 avril - Ils m'ont permis de finir d'écrire des lettres, et je me suis délibérément assis pour les terminer ce soir. À tout moment, les matins de Pâques commenceront ; dans notre cellule, tout est propre, et sur notre grande table commune se trouvent les koulitchs et la paskha, un énorme « X.B ». [Christos Voskrese « Christ est ressuscité »] à partir de cresson frais est magnifiquement disposé sur une nappe blanche avec des œufs aux couleurs vives tout autour. C'est exceptionnellement calme dans la cellule ; afin de ne pas éveiller les gardes, nous nous couchons tous sur des lits de camp abaissés (nous sommes 24) en attendant [que sonnent] les cloches, et je me suis assis pour vous écrire à nouveau.

Je me souviens que je suis sorti de l'église Sergiyevskoye à cette époque submergé par une masse de sentiments et de sensations, et que mon brouillard spirituel antérieur semblait une bagatelle, ne méritant aucune attention. Dans les grandes images des services de la Semaine Sainte, l'horreur du péché de l'homme et la souffrance du Créateur conduisant au grand triomphe de la résurrection, j'ai soudainement découvert ce commencement éternel et indestructible, qui était aussi dans ce printemps temporairement tranquille, cachant en lui-même la semence d'un renouvellement total de tout ce qui vit. Les services se sont poursuivis dans leur ordre austère et riche ; les images remplaçant les images, et quand, le Samedi Saint, après le chant de « Lève-toi, ô Seigneur », le diacre, après s'être changé en ornement blanc, est entré au centre de l'église jusqu'à l'épitaphes pour lire l'évangile sur la résurrection, il me sembla que nous étions tous mêmement émus, que nous ressentions tous la même chose et que nous priions tous de concert.

Pendant ce temps, le printemps passa à l'offensive. Lorsque nous marchions vers les matins de Pâques, la nuit était humide, de lourds nuages couvraient le ciel, et en marchant dans les ruelles sombres du parc des tilleuls, j'imaginais un mouvement dans le sol, comme si d'innombrables plantes invisibles poussaient à travers la terre vers l'air et la lumière.

Je ne sais pas si nos matines de Pâques à minuit t'ont alors impressionné. Pour moi, il n'y a jamais eu, et il n'y aura jamais, rien de mieux que Pâques à Seriyevskoye. Nous sommes trop organiquement liés à Sergiyevskoye pour que quoi que ce soit le transcende, pour évoquer tant de bien. Ce n'est pas là un patriotisme aveugle, parce que pour nous tous, Seriyevskoye était ce berceau spirituel dans lequel est né et a grandi tout ce par quoi chacun de nous vit et respire.

Mon cher oncle Grishanchik, comme je te l'ai écrit, les sonneries éparses autour de Moscou sont devenue une puissante sonnerie de fête. Les processions ont commencé, les sons des pétards nous atteignent, une église après l'autre rejoint le vacarme croissant des cloches. La vague sonore gonfle. Voilà ! Quelque part entièrement à proximité, une petite église perce l'accord commun brillamment, avec une petite voix si joyeuse et si exultante. Parfois, il semble que le tumulte ait commencé à diminuer, et soudain une nouvelle vague se précipite avec une force inattendue, un grand hymne entre ciel et terre.

Je ne peux plus écrire ! Ce que j'entends maintenant est trop bouleversant, trop beau, pour essayer de le transmettre avec des mots. Le sermon incontestable de la Résurrection semble sortir de ce puissant cri de louange. Mon cher oncle Grishanchik, il fait si bon dans mon âme que la seule façon dont je puisse exprimer mon esprit est de te dire une fois de plus: le Christ est ressuscité !

Georgy

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