dimanche 2 février 2020

SAINT JEAN DE CHANGHAÏ ÉTAIT-IL « SCHISMATIQUE » ?



Beaucoup a déjà été dit au sujet des tristes événements de la vie ecclésiale du peuple orthodoxe durement éprouvé en Ukraine. Aussi semblait-il que le Patriarcat de Constantinople ait déjà épuisé tous ses arguments pour justifier ses agissements à Kiev. Or, les représentants de Constantinople s'efforcent maintenant de prouver que «les Russes» ont fait dans le passé ce qu'ils font eux-mêmes aujourd'hui. 

C’est ainsi qu’à l'occasion de la fête patronale de la cathédrale orthodoxe grecque de Paris, «Son Éminence, le Métropolite Emmanuel de France (…) a évoqué la question de l’unité à partir de l’exemple de la relation d’une Église schismatique, l’Église orthodoxe russe hors frontières, avec le Patriarcat de Moscou pendant cent ans. L’Église russe n’a pas demandé pas la réordination de ses clercs : « L’union bénie de l’Église orthodoxe russe hors frontières avec le Patriarcat de Moscou a permis la restauration dans l’Église canonique de cette Église et de ses nombreuses âmes. Pendant près d’un siècle, cette Église se trouvait en état de schisme. Les évêques schismatiques ont ordonné d’autres évêques pendant trois ou quatre générations. Mais le moment était venu pour le Patriarcat de Moscou, par une simple signature, sans remettre en cause la succession apostolique de ces évêques et sans aucune hésitation, de les réintégrer en pleine communion au sein de l’Église russe en 2007. En effet, une figure de sainteté, comme saint Jean Maximovitch, qui était né dans le schisme, avait été ordonné évêque par des schismatiques et était mort schismatique, a été reconnu par le Patriarcat de Moscou comme saint et est aujourd’hui honoré comme saint par nous tous ». 

L'auteur des présentes lignes ayant rédigé, avec l'aide de Dieu, la biographie du saint hiérarque Jean et, en outre, participé au IVème Concile clérico-laïc de l'Église hors-frontières en 2006 à San Francisco, lequel s’était prononcé pour l'entrée en communion entre l'Église russe hors-frontières et le Patriarcat de Moscou, il considère de son devoir de rétablir la vérité sur le saint hiérarque et sur le rétablissement de la communion eucharistique entre les deux Églises en 2007. 

1. Avant d'entrer dans le vif du sujet, force est de constater que l'affirmation selon laquelle un schismatique peut être canonisé est pour le moins étrange lorsque l'on sait que, selon les saints Pères, le sang même du martyre ne peut laver le péché du schisme… 

2. Pour ce qui concerne S. Jean Maximovitch lui-même, le futur hiérarque est né à Adamovka, dans le gouvernement de Kharkov de l'Empire russe, sur le territoire de l'Ukraine actuelle. À cette époque, il n'y avait qu'une seule Église de toute la Russie : il n'y avait ni Église russe hors-frontières, pas même de Patriarcat de Moscou, lequel n'a été rétabli, comme on le sait, en 1917… Affirmer que S. Jean «est né dans le schisme» est tout simplement absurde… 

3. Alors, si S. Jean n'est pas «né dans le schisme», a-t-il pour autant «été ordonné évêque par des schismatiques ?» Comme cela est connu, c'est le métropolite Antoine (Khrapovitzky), anciennement de Kiev et de Galicie, primat de l'Église orthodoxe russe hors-frontières, qui a présidé le sacre épiscopal de S. Jean à Belgrade. Aussi, il nous semble nécessaire de définir si l'Église russe hors-frontières était une quelconque organisation semblable au «Patriarcat de Kiev» ou à «l'Église autocéphale ukrainienne», ces deux entités étant maintenant réunies, ou plutôt à demi réunies dans «l'Église orthodoxe d'Ukraine». Tout d’abord, un rappel historique. 

· L'Église orthodoxe russe hors-frontières a été créée en 1920 sur la base de l'oukaze N°362 du saint patriarche Tikhon, du Saint-Synode et du Conseil Suprême de l'Église orthodoxe de Russie, c'est-à-dire l'autorité la plus élevée de l'Église orthodoxe russe. C'est là la première différence entre l'Église hors-frontières et le schisme ukrainien : tous les évêques russes de l'étranger ont reçu un sacre légitime et ont créé leur structure ecclésiale avec la bénédiction du pouvoir ecclésial, alors que Philarète Denissenko ne s’est pas soumis à la hiérarchie et a créé un schisme. En outre, Macaire Maletitch et ses partisans tirent leur «succession» de l'aventurier Vincent (Tchékaline), qui ne peut prétendre avoir reçu un sacre épiscopal : alors qu’il demandait, en 1989, à être reçu dans l’Église russe hors-frontières, prétendant avoir reçu un sacre épiscopal « d’évêques des catacombes », il écrivit lui-même : « La consécration a eu lieu en secret… J’ai un certificat d’ordination en tant que diacre [du Patriarcat de Moscou, qui l’a défroqué], mais je n’ai rien pour confirmer mes rangs sacerdotal et épiscopal ». Le 31 décembre 1989, le Synode de l’Église russe hors-frontières a décidé à son sujet : « Sur la base de l’information présentée par le demandeur… le Synode considère impossible de lui reconnaître le rang de prêtre ou d’évêque ». 

C'est-à-dire que ce ne sont pas les hiérarques de l'Église hors-frontières qui ne disposent pas de la succession apostolique, mais les schismatiques. C'est la première et principale différence. 

· Il est vrai que plus tard, en 1934, le métropolite Serge (Stragorodsky), locum tenens du Trône patriarcal de Moscou, sous une immense pression du pouvoir soviétique, a interdit de célébration le métropolite Antoine (Khrapovitzky) et sept autres évêques de l’Église hors-frontières. Partant de l’opinion que cet interdit n’était pas l’expression de la libre volonté du métropolite, le célèbre canoniste S.V. Troïtzky écrivit alors qu’ « aucune Église orthodoxe n’avait prêté attention à son interdit (i.e. du métropolite Serge) et n’a cessé la communion avec les hiérarques russes de l’étranger ». 

· Il est intéressant d’examiner comment les Patriarcats de Moscou et de Constantinople ont considéré cet interdit. En ce qui concerne le Patriarcat de Moscou, rappelons seulement que le patriarche Alexis Ier, en voyage à Belgrade en 1957, avait célébré un office de pannychide sur la tombe du métropolite Antoine. Eût-il célébré un office sur la tombe d’un schismatique ? Et quelle était l’attitude de Constantinople à l’égard des « schismatiques » hors-frontières jusqu’à un passé récent ? Nous ne citerons que deux exemples parmi de nombreux autres. En 1964, l’évêque du Patriarcat de Constantinople en Australie Denis (Psiakhas) a participé à l’office d’élévation au rang d’évêque de Brisbane de l’archimandrite Philarète (Voznesensky), futur primat de l’Église russe hors-frontières. Dans les années soixante, le futur patriarche Bartholomée, alors diacre et étudiant à Rome, a concélébré la Liturgie dans cette ville avec un évêque de l’Église hors-frontières. Et le plus important : dès le début du séjour du Synode hors-frontières en Yougoslavie en 1921 jusqu’à la signature de l’acte canonique de 1987, l’Église orthodoxe russe hors-frontières se trouvait en communion eucharistique avec l’Église orthodoxe serbe, ce qui est témoigné par le fait que le métropolite du Monténégro Amphiloque, avec la bénédiction du patriarche de Moscou Alexis II, a participé au IVème Concile de la diaspora et a concélébré la Liturgie avec le métropolite Laure à San Franciso, et ce une année avant l’entrée en communion de l’Église hors-frontières et du Patriarcat de Moscou. Cela signifie que l’Église russe hors-frontières a toujours été en communion avec l’Église orthodoxe universelle. Y avait-il quelque chose de semblable avec les schismatiques ukrainiens ? C’est la deuxième différence. 

À ce sujet, il y a une troisième différence : en cas d'interdit (même si celui prononcé par le métropolite Serge avait été légal), l'évêque reste évêque, tandis qu'en cas de déposition – comme cela a été le cas de Philarète Denisenko – l'évêque est privé de la grâce divine, comme le sont toutes ses «ordinations». 

4. Mais il y a encore une quatrième différence, non moins importante. Le métropolite Emmanuel, à l’instar du patriarche de Constantinople, répète sans cesse que leur intention était de faire revenir les schismatiques dans la communion avec l'Église universelle, ce qui eût été louable. Mais il ne faut pas oublier que, selon les saints Pères, le bien qui n'est pas bien fait n'est pas un bien. S. Justin de Tchélié ajoutait encore: «non pas comme chez les Jésuites, chez lesquels la fin justifie les moyens». Il est intéressant à cet égard de rappeler comment a eu lieu la réunification de l'Église russe en 2007 d'une part, et, d'autre part, comment s'est déroulé «le concile de réunification» à Kiev en 2018. 

· Le premier pas important sur la voie de la réunification de l'Église orthodoxe russe a été la convocation du IVème Concile de la diaspora, à San Francisco en 2006. Sur l'insistance du primat de l'Église russe hors-frontières, le métropolite Laure, toutes les tendances devaient être représentées, dont les opposants à la réunification, qui étaient assez nombreux. Pour cette raison, après de longs débats au Concile, les parties ne pouvaient parvenir à une résolution. Constatant l'impasse, un groupe de prêtres chargés de la rédaction du message du Concile se souvinrent du miracle de la sainte grande-martyre Euphémie : les hiérarques orthodoxes et leurs ennemis avaient alors écrit leur confession de foi sur des parchemins séparés et les avaient posés sur les reliques de la sainte. Trois jours après, le patriarche ouvrit le coffre contenant les reliques : la sainte tenait la confession orthodoxe dans sa main droite, tandis que la confession hérétique se trouvait sous ses pieds… Sur cet exemple, au Concile de la diaspora, les prêtres posèrent sur le reliquaire de S. Jean de Changhaï le projet de message, dans lequel les participants du Concile demandaient à la hiérarchie d'entrer en communion avec le Patriarcat de Moscou. En même temps, les prêtres célébrèrent un office d'intercession devant les reliques, en commémorant les noms de chacun des participants au Concile. Le jour suivant, à l'étonnement de tous, le message a été adopté à l'unanimité. 

Ce ne sont donc pas par des efforts et des calculs humains, mais par la Grâce divine qu'est atteinte l'unité de l'Église, lorsqu'elle a été détruite par l'ennemi du genre humain. L'unité est accomplie par l'Esprit Saint Lui-même et non par nous. Le fruit de l'acte canonique de 2007 n'a pas été seulement la réunification de l'Église orthodoxe russe, mais la joie du monde orthodoxe entier et l'unanimité des saintes Églises de Dieu à cette occasion. 

· Contrairement au Concile de la diaspora, «le concile de réunification à Kiev» a rassemblé tous les schismatiques avec seulement deux évêques canoniques, et le résultat a été un simple fiasco : jusqu'à maintenant, la triste situation perdure en Ukraine. Bien plus : le «patriarche d'honneur» Philarète a retiré sa signature du document entérinant la liquidation du «Patriarcat de Kiev» et a rétabli celui-ci, constitué désormais de dix «évêques». Toute cette affaire ne peut être considéré comme un agissement du Saint-Esprit, Lequel «soude toute l'institution ecclésiale», comme il est dit dans l'office de la Pentecôte. Il ne la disperse pas ! À la différence de l'acte canonique de 2007, le «Tomos» a semé le trouble, la discorde, le schisme dans le monde orthodoxe entier, entre les Églises orthodoxes locales et au sein même de celles-ci, comme dans les Églises de Grèce et d’Alexandrie qui, anti-conciliairement, ont reconnu la soi-disant «Église d'Ukraine». On peut donc conclure au sujet du Tomos : «Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons ?» (Matth. VII, 16). 

Encore une différence : l'Église russe hors-frontières n'a pas persécuté «par le feu et le glaive» ces peu nombreuses communautés qui n'ont pas accepté l'Acte canonique, bien qu'elle pouvait les poursuivre devant les tribunaux pour récupérer les lieux de culte qui lui avaient été soustraits. En Ukraine, par contre, il est connu de tous que, pratiquement chaque jour, la nouvelle «église» s'empare par la violence des lieux de culte de l'Église canonique (tandis que Constantinople et les «démocrates» occidentaux observent un silence assourdissant à ce sujet). 

4. Revenons maintenant à S. Jean de Changhaï, «honoré par nous tous». Quel était son point de vue sur la politique du Trône œcuménique ? Dans son rapport au IIème Concile de la diaspora, en 1938, il protesta vigoureusement contre les agissements néo-papistes de Constantinople, dont certains concernaient l’Église russe, et a prononcé ces paroles malheureusement prophétiques : «… Au vicaire du métropolite Euloge à Paris, ordonné avec l'autorisation du Patriarche œcuménique, est attribué le titre d'évêque de Chersonèse, ville qui se trouve maintenant sur le territoire de la Russie… La prochaine mesure conséquente du Patriarcat œcuménique serait de déclarer toute la Russie sous la juridiction de Constantinople». Force est de constater que ces paroles se sont réalisées en Ukraine. 

5. Il ressort de ce qui précède que le Patriarcat de Moscou est entré en communion avec les hiérarques de l'Église orthodoxe russe hors-frontières, sachant que ceux-ci ont été légalement ordonnés et ne sont pas des schismatiques. Il ne l'a pas fait «par une simple signature» comme l'a fait en revanche Constantinople avec les auto-consacrés, c'est-à-dire sans succession apostolique, ainsi que les «hiérarques» légitimement défroqués en Ukraine. 

6. Au lieu de toutes sortes de justifications, la première des Églises orthodoxes, selon l'expression de S. Jean de Changhaï, avec à sa tête son Patriarche dont l'amoindrissement ne peut en aucun cas être permis, comme le disait le métropolite Antoine (Khrapovitzky), pourrait entendre la voix des nombreux archipasteurs, pasteurs et laïcs de presque toutes les Églises locales, et convoquer un Concile véritablement œcuménique, constitué de tous les hiérarques canoniques de l'Église du Christ. Ce Concile pourrait être, comme l'exprima en son temps le hiérarque de l'Église de Constantinople, l'archevêque d'Eudociade Georges (Wagner), un nouveau Concile «In Trullo» qui unifierait et complèterait les normes ecclésiales. Dans ce cas, ce Concile pourrait, dans le Saint-Esprit, non seulement régler la question ukrainienne, mais éclaircir conciliairement le sens du 28ème canon de Chalcédoine et ainsi définir les droits dont dispose réellement le siège de Constantinople, et quels sont les droits qu'il n'a pas. Alors, comme l'a dit encore S. Jean, «une telle humiliation extérieure [par les Turcs] du hiérarque de la cité de S. Constantin, naguère la capitale de l'oikouméné, n'affaiblirait pas la vénération envers lui parmi les orthodoxes qui sont pleins de respect devant la cathèdre des saints Jean Chrysostome et Grégoire le Théologien». Si, au contraire, les hiérarques constantinopolitains continuent à ignorer ces appels du monde orthodoxe, il risque de se produire ce contre quoi les avait mis en garde S. Justin de Tchélié : « Nous savons… ce qu’il advient de ceux qui ne tiennent pas compte des reproches et des conseils de qui que ce soit. Nous savons tous ce qui s’est produit dans l’ancienne Rome lorsqu’elle cessa d’écouter les conseils et les reproches fraternels de ses frères orthodoxes d’Orient. Ne faisant que lutter pour la primauté, l’honneur et l’autorité sur les autres Églises de Dieu, elle s’est détachée de la Vérité ». Et nous tomberons sous le jugement de ces terribles paroles de l'apôtre Paul : «À cause de vous, le nom de Dieu est blasphémé par les païens» (Rom. II, 24). 

Bernard Le Caro 

Genève, janvier 2020

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