dimanche 28 octobre 2018

Père Stephen Freeman: Quand cessent les miracles!



L'une des idées les plus étranges qui accompagnèrent la Réforme fut l'idée que les miracles avaient pris fin au moment de l'achèvement du Nouveau Testament. Jamais présenté comme un fait doctrinal dans le courant dominant du protestantisme, c’est resté une supposition discrète, en particulier lorsqu'elle a été jointe à une opposition au  catholicisme romain dans lequel les différentes visions, les statues pleureuses et les vies saintes ont été considérées comme des fabrications d'un sacerdoce corrompu. Au cours de la Réforme, les histoires abondaient sur la façon dont tel ou tel miracle bien connu avait été démystifié. Ce qui a remplacé ce monde médiéval, c'est la pensée sobre de la Bible considérée comme un cahier de réponses.

Beaucoup soutenaient que les miracles étaient tout à fait inutiles après que la Bible fut "achevée", puisque tout ce qui était nécessaire au salut était contenu à l’intérieur dans ses couvertures. Les ordinands anglicans (jusques à ce jour) prêtent serment en disant :

"Je crois que les Écritures de l'Ancien et du Nouveau Testament sont la Parole de Dieu, et qu'elles contiennent tout ce qui est nécessaire au salut."

Les miracles, les visions ou les révélations de Dieu étaient considérés non seulement comme inutiles, mais aussi comme positivement dangereux, car les fidèles pouvaient imaginer de telles choses pour considérer une autorité égale ou supérieure à celle des Écritures.

Divers groupes du monde protestant ont en fait codifié cette idée dans leur doctrine confessionnelle. C'est ce qu'on appelle le "cessationnisme", qui fait référence à la "cessation" des dons de l'Esprit. Le projet moderne lui-même, en particulier dans sa perception sécularisée du monde, est une version du cessationnisme. En effet, les idées cessationnistes du protestantisme primitif furent une force essentielle dans la création du concept de laïcité.

Une vision séculière du monde considère que les choses ne sont que cela - des choses. Le monde se compose d'une collection d'objets auto-existants (dont certains respirent et pensent), qui vivent dans les liens et les limites des "lois" de la nature. Si Dieu doit être connu ou perçu, alors soit Il doit perturber les lois de la nature, ou Il doit devenir un objet parmi les objets. Le monde moderne, selon les paroles de Max Weber, est "désenchanté". C'est comme si vous aviez trouvé votre chemin jusqu'à Narnia [1], seulement aucun des animaux ne parle, les arbres se sont endormis, et la magie semble avoir cessé.

C'est dans ce contexte que nous vivons. C'est aussi une perception qui, dans une large mesure, façonne la façon dont nous percevons nous-mêmes le monde, que nous le voulions ou non. La laïcité est le paramètre par défaut pour ceux qui sont nés dans la culture moderne. Le monde est muet.

C'est un contraste frappant avec la compréhension chrétienne (orthodoxe) traditionnelle. Seul Dieu est auto-existant. Tout le reste ne dépend pas seulement de Lui pour son existence et sa continuation, mais est soutenu à chaque instant seulement par la volonté et la bonté de Dieu. En tant que tel, le monde lui-même est une manifestation des "énergies divines" (les actions et l'œuvre de Dieu). Ces actions et l'œuvre de Dieu ne sont pas quelque chose qui se fait "à distance", car Ses actions et Ses œuvres sont elles-mêmes Dieu. Il est à la fois essence et énergie. Et bien que les effets de ses actions et de ses œuvres ne soient pas eux-mêmes Dieu (l'arbre qu'Il soutient n'est pas Lui), néanmoins, les effets ne peuvent exister sans Lui ("en Lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être " - Actes 17:28). Le cessationnisme serait la non-existence. Non seulement les miracles continuent, mais tout ce que nous voyons est un miracle constant et durable (y compris nous-mêmes). Il n'y a que miracle.

La perception de Dieu et notre relation avec Lui sont intrinsèquement difficiles pour un esprit moderne ou séculier. Pour nous, le monde est muet, et nous percevons Dieu également comme muet. En tant que tel, nous pensons qu'Il n'existe pas ou qu'Il ne veut pas Se faire connaître. De la position du christianisme classique, de même qu'il n'y a que des miracles, de même il n'y a que l'action et l'action de Dieu partout.

C'est pourquoi nous lisons de telles choses dans les Écritures :

Saint, saint, saint, saint, le Seigneur Sabbaoth, le ciel et la terre sont remplis de Ta gloire !

Confesser que c'est le cas apporte lentement un changement dans notre perception et représente le renoncement au Projet Moderne. Une autre façon de décrire cela serait de dire que l'ensemble de la création est un sacrement. Le pain et le vin de l'Eucharistie, comme Corps et Sang du Christ, ne sont pas des exceptions : ils révèlent la vérité de la création. Tout nous est donné pour la Communion.

L'Eucharistie révèle aussi quelque chose de la nature ou du caractère des énergies divines de Dieu (Ses actions et Sa volonté). Le Dieu connu dans l'Eucharistie est le Christ crucifié et ressuscité. C'est le mystère pascal, le Dieu qui se vide et entre dans la profondeur et le vide de notre souffrance pour remplir toutes choses de Son Amour. L'homme moderne, lorsqu'on lui dit que tout est soutenu par la volonté et l'action de Dieu, en vient souvent à souvent mentionner les nombreuses souffrances tragiques du monde - comme si elles contredisaient cette réalité ou qu’elles suggèrent l'incompétence de Dieu. Mais ils imaginent un Dieu autre que Christ crucifié, un Dieu séparé de Sa Pâque.

La Résurrection du Christ est la révélation de la bonne volonté de Dieu, la promesse du résultat final de toutes choses. Le monde qui est "rassemblé en un seul dans le Christ Jésus", est, par Sa souffrance et Sa mort (en elles), uni à Sa résurrection.

C'est dans ce contexte que nous prions et adorons et que nous en arrivons à percevoir Dieu (avec ce que les pères appellent la faculté "noétique"). Nous prions et nous écoutons et nous pensons qu'il n'y a que le silence. C'est la perception séculière elle-même. Tout ce qui nous entoure et nous-mêmes existons, soutenus par la voix de Dieu. Leur existence est l'éloquence de Sa bonne volonté.

Mais qu'en est-il des miracles ? Si le monde entier est un miracle, qu'en est-il des choses qui sont communément décrites comme des miracles ? Premièrement, ils n'appartiennent pas à une catégorie distincte. Que quelqu'un soit guéri instantanément d'une maladie n'appartient pas à une catégorie d'exception : c'est un miracle parmi les miracles qui se produisent d'une manière telle que nous voyons la vérité qui pourrait autrement sembler cachée. Le danger des miracles pour l'esprit moderne est de les considérer comme exceptionnels. Ce faisant, nous imaginons le monde comme divisé entre le miraculeux et l'ordinaire.

Quand nous prions, si nous attendons le "miraculeux" (au sens moderne du terme), nous nous lasserons de la banalité de notre expérience. Nous imaginons que nous n'entendons rien, car nous avons déjà décidé que le son ordinaire n'est rien de miraculeux. Je mets toujours en garde ceux qui sont en recherche et les catéchumènes de l'Église pour qu’ils se préparent à s'ennuyer. Bien que les services orthodoxes puissent être beaux et profonds, ils ne sont pas plus beaux et profonds que le monde qui nous entoure. L'esprit moderne s'ennuie avec ce qu'on appelle "l'ordinaire", parce qu'il s'est habitué aux distractions qui jouent avec nos passions. "L'ennui" est ce que vous obtenez quand vous n'êtes pas diverti - c'est un phénomène moderne. [2]

Le christianisme ne commence pas comme une discussion de la vie intérieure. La foi chrétienne commence par la mort et la résurrection du Christ. Cette réalité, qui s'étend et unifie toutes choses, est à la fois présente comme un point de l'histoire avec un témoignage abondant de témoins oculaires, et comme un moment éternel et toujours présent qui existe avant toutes choses et pour lequel toutes choses existent. Indépendamment de nos questions subjectives, la réalité concrète de la mort et de la résurrection du Christ demeure.

La subjectivité elle-même, le monde tel que nous le vivons dans notre tête, est notoirement changeante et échoue à tous les tests de fiabilité. C'est la chimère de notre existence, et ne peut jamais être son fondement.

Il y a des années, quand j'étais à l'université, j'ai souffert d'une grave dépression. J'ai été hospitalisé pendant une semaine. Après l'hôpital, je me suis frayé un chemin à travers le monde et j'ai trouvé le chemin du retour à la raison. Une de ces voies était la méfiance à l'égard de mon expérience subjective. Rien ne semblait " amusant " (c'est la nature de la dépression). Mais j'ai pensé que j'avais besoin de m'amuser et j'ai décidé de considérer le plaisir comme une activité objective. Ma femme et moi avons commencé à faire des choses que les gens font pour s'amuser, dans le but d'enseigner à mon cerveau et à mon corps comment faire ce qu'ils avaient perdu. Ce fut très thérapeutique.
C'est une grande joie quand notre monde intérieur et extérieur s’accordent. La tradition décrit un mode de vie qui renforce la perception " noétique ", et donc la conscience de la communion avec Dieu. Ce modèle consiste en grande partie, à apaiser les passions et à acquérir le calme intérieur. Mais ce modèle, ou son résultat, est simplement une description de quelque chose dans la vie spirituelle qui a de la valeur - ce n'est pas sa base ou son fondement.

Dans une large mesure, le scepticisme moderne suppose un monde dont l'existence "ordinaire" n'a rien à voir avec le miraculeux. Notre existence et le caractère providentiel du monde sont ainsi réduits aux agissements fortuits du hasard. Le monde est inerte et opaque et ne dit rien de Dieu. Ainsi, seul l'extraordinaire, le "miraculeux" (au sens moderne du terme), peuvent révéler Dieu. C'est une exigence selon laquelle Dieu devrait accepter d'être un Dieu séculier, de rejeter Son monde comme sacrement.

La vie orthodoxe est un consentement au monde comme sacrement, dans la mesure où il nous est révélé dans la mort et la résurrection du Christ. Nous ne croyons pas à la mort et à la résurrection du Christ parce que nous voyons le monde comme  sacrement, mais l'inverse. Cela nous enseigne que la plénitude de notre existence s'étend sous la surface dans la Providence de la bonne volonté de Dieu à l'œuvre partout et en toutes choses. Le fait que nous "voyons" est toujours un don et une joie. C'est aussi une chose difficile dans un monde dont l'auto-explication a été 500 ans de désenchantement et d'anti-sacramentalisme implacables.

Les miracles cesseront-ils un jour ?

 Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

NOTES: 
[1] Allusion au roman de C.S. Lewis. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Monde_de_Narnia (NdT)

[2] Cf. Pascal (dans les Pensées) : […]Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi, et l'empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense. 
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