St Jean
L'article suivant, qui fait
partie d'un rapport sur toutes les Églises autocéphales fait par l'archevêque
Jean aux deuxième Sobor de la diaspora de l'Église russe à l'étranger tenue en
Yougoslavie en 1938, donne le contexte historique de l'état actuel du
Patriarcat de Constantinople. Il aurait pu être écrit aujourd'hui, à
l'exception de quelques petits points qui ont changé depuis lors. Nous le
reproduisons ici pour apporter plus de clarté sur la crise ecclésiastique
actuelle concernant le Patriarcat œcuménique et l'Ukraine.
La primauté parmi les Églises
orthodoxes appartient à l'Église de la Nouvelle Rome, Constantinople, qui est
dirigée par un Patriarche qui porte le titre d’ œcuménique, et qui est donc
lui-même appelé Patriarche
œcuménique, qui a atteint l'apogée de son développement territorial à la fin du
XVIIIe siècle. A l'époque, il comprenait toute l'Asie Mineure, toute la péninsule
balkanique (à l'exception du Monténégro), ainsi que les îles voisines, puisque
les autres Eglises indépendantes de la péninsule balkanique avaient été abolies
et faisaient désormais partie du Patriarcat œcuménique. Le Patriarche
œcuménique avait reçu du sultan turc, avant même la prise de Constantinople par
les Turcs, le titre de Millet Bash, c'est-à-dire le chef du peuple, et il était
considéré comme le chef de toute la population orthodoxe de l'Empire turc. Cela
n'a cependant pas empêché le gouvernement turc de révoquer les patriarches pour
quelque raison que ce soit et d'appeler à de nouvelles élections, tout en
prélevant un impôt important sur le patriarche nouvellement élu. Apparemment,
cette dernière circonstance avait une grande importance dans le changement de
patriarches par les Turcs, et il arrivait donc souvent qu'ils autorisaient à
nouveau sur le trône patriarcal un patriarche qu'ils avaient destitué, après la
mort d'un ou plusieurs de ses successeurs. Ainsi, de nombreux patriarches ont
occupé leur siège à plusieurs reprises, et chaque adhésion a été accompagnée
par la perception d'une taxe spéciale auprès d'eux par les Turcs.
Afin de constituer la somme qu'il
payait lors de son accession au trône patriarcal, un patriarche faisait une
collecte auprès des métropolites qui lui étaient subordonnés, et ceux-ci, à
leur tour, la collectaient auprès du clergé qui leur était subordonné. Cette
façon de composer ses finances a laissé une empreinte sur tout l'ordre de la
vie du Patriarcat. Dans le Patriarcat, il y avait aussi la "Grande
Idée" grecque, c'est-à-dire la tentative de restaurer Byzance, d'abord
dans un sens culturel, mais plus tard aussi dans un sens politique. C'est pour
cette raison que dans tous les postes importants, des personnes fidèles à cette
idée y ont été affectées, et c’était pour la plupart des Grecs de la partie de
Constantinople appelée le Phanar, où se trouvait aussi le Patriarcat. Presque
toujours les sièges épiscopaux étaient occupés par des Grecs, même si dans la
péninsule balkanique la population était essentiellement slave.
Au début du XIXe siècle, un
mouvement de libération s'est amorcé parmi les peuples des Balkans, qui
s'efforçaient de se libérer de l'autorité des Turcs. Les États de Serbie, de
Grèce, de Roumanie et de Bulgarie ont vu le jour, d'abord semi-indépendants,
puis complètement indépendants de la Turquie. Parallèlement, de nouvelles
Églises locales, séparées du Patriarcat œcuménique, virent le jour. Bien qu'à
contrecœur, sous l'influence des circonstances, les Patriarches œcuméniques
permirent l'autonomie des Églises dans les principautés vassales et, plus tard,
ils reconnurent la pleine indépendance des Églises en Serbie, en Grèce et en
Roumanie. Seule la question bulgare était compliquée en raison, d'une part, de
l'impatience des Bulgares, qui n'avaient pas encore atteint l'indépendance
politique, et, d'autre part, de l'inflexibilité des Grecs. La déclaration
volontaire d'autocéphalie bulgare sur la fondation d'un Firman du Sultan ne fut
pas été reconnue par le Patriarcat, et dans un certain nombre de diocèses, une
hiérarchie parallèle fut établie.
Constantinople, XIXe siècle
Les frontières des nouvelles
Églises coïncidaient avec les frontières des nouveaux États, qui ne cessaient
de s'étendre aux dépens de la Turquie, tout en acquérant de nouveaux diocèses
du Patriarcat. Néanmoins, en 1912, au début de la guerre des Balkans, le
Patriarcat œcuménique comptait environ 70 métropoles et plusieurs évêchés. La
guerre de 1912-1913 arracha à la
Turquie une partie importante de la péninsule balkanique avec de grands centres
spirituels comme Salonique et l’Athos. La Grande Guerre de 1914-1918 priva
pendant un certain temps la Turquie de toute la Thrace et de la côte asiatique
mineure avec la ville de Smyrne, qui furent ensuite perdues par la Grèce en
1922 après l'échec de la marche des Grecs sur Constantinople.
Là, le Patriarche œcuménique ne
pouvait pas si facilement laisser sortir de son autorité les diocèses qui
avaient été arrachés à la Turquie, comme cela avait été fait précédemment. On
parlait déjà de certains lieux qui, depuis longtemps, étaient sous l'autorité
spirituelle de Constantinople. Néanmoins, le Patriarche œcuménique reconnut en
1922 l'annexion à l'Église serbe de toutes les régions situées à l'intérieur
des frontières de la Yougoslavie ; il accepta l'inclusion dans l'Église de
Grèce d'un certain nombre de diocèses de l'État grec, en préservant toutefois
sa juridiction sur l’Athos ; et en 1937 il reconnut même l'autocéphalie de la
petite Église albanaise, qu'il n'avait pas reconnue au départ.
Les frontières du Patriarcat
œcuménique et le nombre de ses diocèses furent considérablement diminués. Dans
le même temps, le Patriarcat œcuménique perdit en fait également l'Asie mineure, bien qu'elle soit restée
sous sa juridiction. Conformément au traité de paix entre la Grèce et la
Turquie en 1923, il y a eu un échange de population entre ces puissances, de
sorte que toute la population grecque d'Asie Mineure dut se réinstaller en
Grèce. Les cités anciennes, ayant autrefois une grande importance dans les
affaires ecclésiastiques et glorieuses dans l'histoire de leur église, restèrent
sans un seul habitant de foi orthodoxe. Dans le même temps, le Patriarche
œcuménique perdit sa signification politique en Turquie, puisque Kemal Pacha le
priva de son titre de chef du peuple [chrétien]. En fait, à l'heure actuelle,
sous l'égide du Patriarche œcuménique, il y a cinq diocèses à l'intérieur des
frontières de la Turquie, en plus de l'Athos avec les lieux environnants en
Grèce. Le Patriarche est extrêmement gêné dans la manifestation même de ses
droits incontestables dans le gouvernement de l'Eglise à l'intérieur des
frontières de la Turquie, où il est considéré comme un sujet turc officiel
ordinaire, étant en outre sous la supervision du gouvernement. Le gouvernement
turc, qui s'immisce dans tous les aspects de la vie de ses citoyens, lui a
permis, seulement comme un privilège spécial ainsi qu'au patriarche arménien,
de porter des cheveux longs et une tenue cléricale, interdisant cela au reste
du clergé. Le Patriarche n'a pas le droit de quitter librement la Turquie et,
dernièrement, le gouvernement poursuit avec de plus en plus d'insistance son
expulsion vers la nouvelle capitale d'Ankara (l'ancienne Ancyre), où il n'y a
plus de chrétiens orthodoxes, mais où l'administration avec toutes les branches
de la vie gouvernementale se concentre.
Un tel abaissement extérieur de
la hiérarchie de la ville de saint Constantin, qui fut autrefois la capitale de
l'œcumène, n'a pas ébranlé le respect envers lui des chrétiens orthodoxes, qui
vénèrent le Siège de saint Chrysostome et de saint Grégoire le Théologien. Du
haut de son siège, le successeur de saint Jean et de saint Grégoire pourrait
spirituellement guider le monde orthodoxe tout entier, si seulement il
possédait leur fermeté dans la défense de la justice et de la vérité et
l'ampleur des vues du récent Patriarche Joachim III. Cependant, au déclin
général du Patriarcat œcuménique s'est ajoutée la direction de son activité
après la Grande Guerre. Le Patriarcat œcuménique a voulu compenser la perte des
diocèses qui ont quitté sa juridiction, ainsi que la perte de sa signification
politique à l'intérieur des frontières de la Turquie, en se soumettant à
lui-même des régions où il n'y avait jusqu'à présent aucune hiérarchie
orthodoxe, et aussi les Églises des États où le gouvernement n'est pas
orthodoxe. Ainsi, le 5 avril 1922, le Patriarche Mélétios désigna un Exarque
d'Europe occidentale et centrale avec le titre de Métropolite de Thyateira avec
résidence à Londres ; le 4 mars 1923, le même Patriarche consacra l'Archevêque
Archimandrite tchèque Sabbace de Prague et toute la Tchécoslovaquie ; le 15
avril 1924, une Métropolie de Hongrie et d'Europe centrale fut fondée à
Budapest, alors qu'un évêque serbe y avait déjà été nommé. En Amérique, un
archevêché fut établi sous le trône œcuménique, puis en 1924 un diocèse fut
établi en Australie avec un siège à Sydney. En 1938, l'Inde fut subordonnée à
l'archevêque d'Australie.
En même temps, on a procédé à l'asservissement
de parties séparées de l'Église orthodoxe russe qui furent arrachées à la
Russie. Ainsi, le 9 juin 1923, le Patriarche œcuménique accepta dans sa
juridiction le diocèse de Finlande comme Église finlandaise autonome ; le 23
août 1923, l'Église estonienne fut soumise de la même manière, le 13 novembre
1924, le Patriarche Grégoire VII reconnut l'autocéphalie de l'Église polonaise
sous la supervision du Patriarcat œcuménique, c’est-à-dire plutôt l'autonomie.
En mars 1936, le Patriarche œcuménique accepta la Lettonie dans sa juridiction.
Ne se limitant pas à l'acceptation dans sa juridiction d'Églises situées dans
des régions éloignées des frontières de la Russie, le patriarche Photios
accepta dans sa juridiction le métropolite Eulogie en Europe occidentale avec
les paroisses qui lui étaient subordonnées et, le 28 février 1937, un
archevêque de la juridiction du patriarche œcuménique en Amérique consacra Mgr
Théodore-Bogdan Chpilko pour une Église ukrainienne en Amérique du Nord.
Ainsi, le Patriarche œcuménique
est devenu réellement "œcuménique"[universel] dans l'étendue du
territoire qui lui est théoriquement soumis. Presque tout le globe terrestre, à
l'exception des petits territoires des trois Patriarcats et du territoire de la
Russie soviétique, selon l'idée des dirigeants du Patriarcat, entre dans la
composition du Patriarcat œcuménique. Les patriarches de Constantinople ont
même commencé à déclarer sans limite leur désir de se soumettre à eux-mêmes des
parties de la Russie, à déclarer e caractère non canonique de l'annexion de
Kiev au Patriarcat de Moscou et à déclarer que la métropole de Kiev, qui
existait auparavant dans le sud de la Russie, devrait être soumise au Trône de
Constantinople. Un tel point de vue n'est pas seulement clairement exprimé dans
le Tomos du 13 novembre 1924, à propos de la séparation de l'Église polonaise,
mais il est également promu par les Patriarches. Ainsi, le Vicaire du
Métropolite Euloge à Paris, qui a été consacré avec l'autorisation du
Patriarche œcuménique, a assumé le titre de Chersonèse ; c'est-à-dire que le
Chersonèse, qui est maintenant sur le territoire de la Russie, est soumis au
Patriarche œcuménique. La prochaine étape logique pour le Patriarcat œcuménique
serait de déclarer l'ensemble de la Russie sous la juridiction de
Constantinople.
Cependant, la puissance
spirituelle réelle et même les limites réelles de l'autorité ne correspondent
pas, et de loin, à un tel auto
agrandissement de Constantinople. Sans parler du fait que presque partout
l'autorité du Patriarche est tout à fait illusoire et consiste pour l'essentiel
dans la confirmation des évêques qui ont été élus en divers lieux ou dans
l'envoi d'évêques de Constantinople, beaucoup de terres que Constantinople
considère comme soumises à lui-même n'ont pas du tout de troupeau sous sa
juridiction.
"Patriarche" Mélétios
L'autorité morale des Patriarches de Constantinople est également
tombée très bas en raison de leur extrême instabilité dans les affaires
ecclésiastiques. Ainsi, le Patriarche Meletios IV a organisé un "Congrès
Pan-Orthodoxe", avec des représentants de diverses Eglises, qui a décrété
l'introduction du Nouveau Calendrier. Ce décret, reconnu seulement par une
partie de l'Église, a introduit un terrible schisme parmi les chrétiens
orthodoxes. Le Patriarche Grégoire VII a reconnu le décret du Conseil de l'Église vivante concernant la
déposition du Patriarche Tikhon, que le Synode de Constantinople avait déclaré
"confesseur" peu de temps auparavant, puis il est entré en communion
avec les "rénovateurs" en Russie, ce qui continue jusqu'ici [en 1938].
En résumé, le Patriarcat œcuménique, en théorie, embrassant presque
tout l'univers et n'étendant en fait son autorité qu'à plusieurs diocèses, et
en d'autres lieux n'ayant qu'une supervision superficielle supérieure et ne
recevant que certains revenus pour cela, persécuté par le gouvernement du pays
[la Turquie] et non soutenu par aucune autorité gouvernementale étrangère :
ayant perdu sa signification en tant que pilier de la vérité et étant elle-même
devenue source de division, tout en étant possédée par un amour exorbitant du
pouvoir, représente un spectacle pitoyable qui rappelle les pires périodes de
l'histoire du Siège de Constantinople.
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Orthodox Word,
vol. 8, no. 4 (45),
July-August 1972,
pp. 166-168, 174-175.
Grand merci ! Tout est dit depuis longtemps par saint Jean de Changhaï !
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