jeudi 13 septembre 2018

Père Païsie: L'expérience de l'Amour Divin


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Le vieux moine se leva, se dirigea vers la fenêtre ouverte du balcon et leva les yeux vers le ciel étoilé. Dehors, un silence indicible régnait dans la nuit. Le groupe était enfoui dans ce silence profond. Au bout d'un moment, le staretz retourna à sa place, pensif et divinement changé, et il dit d'une voix tremblante :

Frère théologien, as-tu déjà éprouvé ce qu'en termes chrétiens on appelle "l'Amour Divin" (Eros Divin ?)

Pour être honnête, Père saint, non, répondit le théologien.

Te rends-tu compte qu'à cause de cette confession, tu es incompétent en ce qui concerne un thème qui ne peut être abordé que rationnellement ?

Comment l'aborder alors si ce n'est rationnellement ? demanda le théologien.

Je n'ai pas dit qu'on ne pouvait pas l'aborder rationnellement, répondit le staretz, mais seulement qu'on ne pouvait pas l'aborder seulement rationnellement.

Et comment pourrions-nous l'approcher autrement ? ajouta le théologien.

Avec le cœur" répondit le staretz.

Tu veux dire avec amour ? dit le théologien.

Pas de façon abstraite avec l'amour, dit le staretz, avec la logique de l'amour. Avec l'Amour Divin du cœur et avec" l'esprit du Christ " (1 Co 2, 16).

Mais,  mon vénérable père, comment concilier la logique de l'amour, "l'Amour Divin" et l'"esprit du Christ avec l'égocentrisme ? demanda le théologien.

Cela dépend de la façon dont on comprend l'égocentrisme," a dit le staretz. Il s'agit d'un terme aux interprétations multiples...

Dans l'après-midi, le père Chrysostome a dit que, dans sa profondeur, le christianisme est égocentrique, a fait remarquer le théologien. Et je me demande comment le Christ a prêché l'amour qui est social et en même temps l'égocentrisme qui signifie amour seulement pour nous-mêmes ?

C'est une mauvaise interprétation de mes paroles et permets-moi d'intervenir, dit le moine Chrysostome. N'as-tu pas compris, mon cher ami, que par le mot " égocentrisme " je voulais définir le cours de l'âme chrétienne. Si tu m'avais demandé ce que j'entendais par ce mot, j'aurais soutenu qu'avant de manifester notre amour l'un pour l'autre, il faut d'abord nous aimer nous-mêmes dans le sens que nous devons d'abord devenir chrétiens, et ensuite concentrer notre attention vers notre prochain.

Ce serait une simple aberration si je souffrais d'une maladie grave et que je recommandais à quelqu'un qui était moins malade que moi de se guérir lui-même, car c'est ainsi que mon action devrait être justifiée - c'est mal si quelqu'un est malade.

En d'autres termes, je suis dominé par des passions irrationnelles et j'ai " sept démons " (Luc 8,2) et je dis à mon frère : Frère, tu es dominé par le mal, libère-toi toi-même, alors après cette bonne parole, j'entendrai : " Médecin, guéris-toi toi-même! " (Luc 4, 23). [...] Mais peut-être fais-tu l'objection très rationnelle suivante : Parce que nous ne sommes pas libérés de nos passions, nous devons abandonner notre petite philanthropie que nous pratiquons ? Non. Pieux est celui qui, dans son entourage, fait son devoir et fait de bonnes actions. La philanthropie est la plus grande vertu et nous ne devons pas l'oublier.

Mais si nous jugeons dans le cadre orthodoxe, dit le moine Chrysostome,  toute philanthropie qui se manifeste sans aucune motivation sacrée certaine, est acceptée à condition d'être liée à la conscience du péché personnel. C'est pour ne pas être dépourvu de la conscience que la philanthropie ne concerne pas seulement le christianisme et nous ne devons pas dogmatiser le fait que seules les formes extérieures de bonté représentent une application du commandement d'aimer notre prochain quand elles ne sont qu'un signe distinctif de cela, d'une authenticité incertaine. En tout cas, il ne faut pas oublier le caractère pédagogique des Commandements. Alors de combien de temps a besoin quelqu'un  pour se guérir lui-même, de combien de sueurs et d'efforts ascétiques a-t-il besoin pour se libérer des passions, c'est une autre question qui peut être étudiée par quelqu'un dans les écrits de nos saints Pères. J'ai terminé...

Père Chrysostome, tu attribues une si petite valeur à la philanthropie tant louée, dit le théologien et tu sous estimes ainsi l'œuvre de prédication du christianisme par laquelle les gens se sauvent de maux de toutes sortes ?

Je ne veux pas dire la même chose. Je répète que ces actes ont une valeur relative. Pour mieux me comprendre, il suffit de vous dire que saint Isaac le Syrien dit qu'il est beaucoup plus préférable de nous libérer des passions que de détourner tous les peuples de leur errance. Parce qu'il vaut mieux se libérer des liens du péché que de libérer d'autres esclaves de l'esclavage. Il vaut mieux pour vous d'avoir la paix dans votre âme et être en harmonie avec la trinité de vous-même, celle de la chair, de l'âme et de l'esprit que de faire la paix avec votre enseignement entre certains hommes séparés. Parce que saint Grégoire dit : " C'est bien si quelqu'un prêche sur Dieu, mais c'est encore mieux s'il se purifie pour Dieu."

Tous les ermites enseignaient dans cet esprit. Cet enseignement est-il égocentrique ou non ? Il est recommandé d'abord la purification et l'acquisition de l'amour et seulement ensuite de nous montrer comme philanthropes, enseignants, pasteurs, prêcheurs, catéchistes. Saint Jacques ne comprend-il pas la même chose lorsqu'il dit : " Peu d'entre vous devraient être des maîtres, mes frères, sachant que nous, qui enseignons, nous serons jugés plus strictement " (Jacques 3,1).

Nous ne sous-estimons pas la valeur de toute activité utile pour la société, mais en attendant, nous ne devons pas juger les luttes invisibles des moines selon certains critères mondains. Chaque forme de vie est valorisée dans son espace intérieur.

Alors, Père Chrysostome, il y a deux poids et deux mesures  dans le christianisme, dit le théologien.

Il n'y en a pas seulement deux, répondit le moine, mais autant que d'hommes que Dieu utilise comme mesures pour peser leurs bonnes et mauvaises actions. Luttant pour atteindre la perfection dans les limites propres à leur institution, les moines ne seront pas jugés parce qu'ils n'ont pas fait d'actes philanthropiques, mais qu'ils ont libéré leur âme de leurs passions. Et pour comprendre à quel point la purification des passions est supérieure à toute forme de philanthropie, je  dirai seulement ceci : celui qui se purifie acquiert toutes les vertus et par leur puissance il applique les Commandements évangéliques sans être dominé par la vanité.

Tandis que  celui qui ne prend pas soin de se purifier et met imprudemment ses espoirs dans la valeur absolue de certains actes philanthropiques qu'il fait, il fait, certes, des activités philanthropiques ou didactiques mais il continue à porter les haillons de ses passions fatales.

Faites le bien et vous serez récompensé. Mais ne comparez pas ce bien avec l'excellent travail du moine. Ne comparez pas des catégories différentes. Souvenez-vous de la pauvre veuve de l'Evangile (Marc 12, 41). Si elle était heureuse pour deux pièces de monnaie, pourquoi serait-elle privée de cet honneur si elle avait la même disposition miséricordieuse, mais qu'elle n'avait pas ces deux pièces ?

Cher théologien, renonce à l'idée préconçue que les actes corrigent l'homme indépendamment de sa disposition intérieure...

Théoclite de Dionisiou

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après






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