jeudi 7 décembre 2017

Tatiana Vladimirovna Torstensen: Saint Sébastien de Karaganda (2)

3.
En 1933, il fut arrêté, envoyé à Tambov et condamné à 10 ans de camp à Karaganda (au Kazakhstan). Des proches le suivirent : mère Agrippine et mère Barbara devinrent infirmières dans un village proche du camp ; mère Catherine et mère Fébronie travaillèrent dans un kolkhoze. Durant ces dix années de détention, elles servirent le père Sébastien : elles allaient souvent le voir, lui porter de la nourriture, lui lavaient son linge, lui achetaient ce dont il avait besoin.
Avec le produit de leurs économies, elles purent acheter une petite maison rue Basse à Mikhaïlovka, un quartier de Karaganda. Deux des sœurs partirent à Karaganda pour aménager la maison ; les deux autres restèrent près de lui au village. Il y avait une grande chambre pour le père Sébastien et un long réfectoire avec une grande table et des bancs, qui séparait la chambre du prêtre de celles des moniales.
À la fin de 1943, elles allèrent chercher Batiouchka et au début de 1944 elles l’amenèrent dans leur propre maison. Il décida de ce qu’il fallait changer. À quoi bon ? –répondirent les moniales. Dès la fin de la guerre, nous retournerons dans notre patrie ! –Et qui nous y attend ? –demanda le père Sébastien avant de conclure : –désormais nous vivrons ici ; les gens d’ici mènent une vie spirituelle ; ils ont connu le malheur. Nous serons beaucoup plus utiles ici, dans notre deuxième patrie !
Elles demeurèrent donc à Karaganda : Batiouchka enterra trois d’entre elles, qui étaient bien plus jeunes que lui, la dernière des trois qui étaient parties à sa suite, de Mitchourinsk, Groucha : mère Alexandra dans le monachisme, mourut le 16 janvier 1966. Quant à mère Fébronie, elle survécut 10 ans à Batiouchka et mourut le 17 mars 1976.
Quand le père Sébastien se fixa à Mikhaïlovka, des moniales de tout le pays et des laïcs pieux en quête de guidance spirituelle affluèrent. Il en venait de Russie d’Europe, d’Ukraine et de Sibérie, des lointaines contrées du Nord et d’Asie centrale. Le père Sébastien recevait tout le monde avec amour et aidait ceux qui voulaient rester à s’acheter une petite maison. Ils s’employaient dans les mines, puis quand leur situation matérielle était plus stable et leurs familles plus mûres, ils le remboursaient, ils se construisaient de nouvelles maisons plus grandes et plus solides. On pouvait le faire car, avec le développement de l’industrie minière, la ville se développait et elle avait besoin de main d’œuvre. Alors Batiouchka aidait d’autres gens, si bien qu’il eut bientôt à Mikhaïlovka de nombreux enfants spirituels. Avec l’arrivée de mère Agnès, ce fut une iconographe pleine de talent qui vint s’installer. À l’âge de 12 ans, elle avait demandé à ses parents de la conduire au monastère de Notre–Dame du Signe[1] [Znamensko-Soukhotinskaya], qui était réputé pour son école d’iconographie. Mère Agnès était une fille spirituelle du starets Barsanuphe d’Optino. Elle avait fait de lui un portrait dénotant un talent certain : on lui demanda de l’exposer à la galerie Trétiakov. Le père Barsanuphe, peu avant sa mort, lui rendit ce portrait qu’il appréciait beaucoup. Il était toujours dans la cellule de Matouchka à Karaganda. Elle disait : Ce n’est pas moi qui ai peint ce portrait, c’est le père Barsanuphe, par ma main. Elle avait beaucoup lu, elle avait un style excellent et une écriture calligraphique, elle était très cultivée et pleine de finesse.

4.
Grâce au père Sébastien, Karaganda s’étendit rapidement tout autour de l’emplacement des anciens villages de la secte des buveurs de lait. Le petit village de Mikhaïlovka était attenant à cette ville nouvelle. Mais l’église et le cimetière se trouvaient à deux ou trois kilomètres de là et il n’y avait presque pas de transports pour y accéder. Plus tard on ouvrit un second cimetière à Mikhaïlovka, mais il était trop éloigné de l’église ; alors les enterrements étaient célébrés regroupés, ou plus simplement, on enterrait sans avoir célébré d’office.
Le père Sébastien habitait avec quatre moniales dans ce village, et il célébrait quotidiennement la Liturgie et les vêpres. Il était très doux et aimant. Très vite, les villageois l’invitèrent chez eux pour célébrer des services religieux, et ce jusqu’au soir. Certes, le père Sébastien n’avait pas d’autorisation pour célébrer ces services, mais il ne refusait jamais de le faire. À cette époque, les villageois étaient très croyants et ne l’auraient jamais trahi. Même les enfants savaient et tenaient leur langue.
Plusieurs années passèrent ainsi. La renommée de ce prêtre grandit et les gens d’autres villages venaient le voir. Non seulement les gens, mais également les animaux. En effet, lorsque le père Sébastien, petit et maigre, vêtu de son long manteau noir et coiffé de son chapeau noir, marchait d’un pas vif et léger, les chiens s’échappaient de leurs enclos pour aller à sa rencontre.
Un soir en rentrant chez lui après avoir célébré les offices, le père Sébastien passait devant un magasin d’alimentation devant lequel on faisait la queue sur les marches du perron. Le père Sébastien marchait sur le trottoir, tête baissée, les yeux fixant le sol. Soudain il leva la tête et regarda attentivement une petite fille tenant un sac à provisions. Brusquement elle quitta la queue et suivit le père Sébastien. Dans la rue, elle marchait à ses côtés : Où vas-tu ? lui demanda-t-il. –Je veux voir où vous habitez. Pour quoi faire ? –Pour savoir. –Alors, allons-y ! Arrivée chez le père Sébastien, la petite fille demanda à entrer. Sœur Barbara lisait des prières. Puis Véra rentra chez elle et promit de revenir le lendemain à la même heure. Elle revint ainsi presque tous les jours. Les moniales étaient très gentilles avec Véra qui les aidait.
Un jour, Véra fit part au père Sébastien de son désir de vivre avec eux. Mais auparavant, le père Sébastien demanda à rencontrer la mère de Véra qui donna son accord.
Sous la tutelle des moniales, Véra se familiarisa vite avec sa nouvelle vie. Toutefois elle ne confiait son âme qu’au père Sébastien qui l’éduquait doucement et à qui elle obéissait sans murmurer. Chaque jour il lui donnait à lire la vie des Saints, des chapitres de l’Évangile, un cathisme du psautier, des prières… Elle avait une fort jolie voix et chantait à tous les offices qu’il célébrait.
Petit à petit, elle tâcha de l’aider de plus en plus : nettoyer sa cellule, repasser son linge. Car elle voyait en Batiouchka l’amour, l’humilité, la bonté tels qu’elle n’avait jamais pu ni voir ni imaginer avant. Rapide et adroite, elle faisait tout pour lui et devint pour lui comme une fille.
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[1] Monastère fondé en 1849 dans le gouvernement de Tambov, dans la propriété des pieux époux Soukhotine ; Dorothée, la première higoumène, était une fille spirituelle de saint Séraphim de Sarov. Fermé à la révolution, il abrita des orphelins puis des personnes âgées. Il renaît à sa vocation depuis 2004.

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