vendredi 15 décembre 2017

Tatiana Vladimirovna Torstensen: Saint Sébastien de Karaganda (10)

11.
En septembre 1958, je devais aller à Moscou d’urgence pour y recevoir un logement et m’y faire enregistrer, puis revenir à Karaganda remplacer un médecin qui partait en vacances. À cette époque de l’année, il était très difficile d’obtenir des billets de train pour le jour désiré. Aussi, je dus m’inscrire sur une liste d’attente et passer la nuit à la gare. Ce fut une nuit sans sommeil très pénible. Il faisait froid et il n’y avait pas d’endroit où se réchauffer. Cependant, le matin j’obtins mon billet et partis aussitôt travailler, sans déjeuner et transie de froid. Le lendemain, j’allai voir le père Sébastien. Il était déjà l’église, mais l’office n’était pas encore commencé. Il me sourit : – Vous avez votre billet. C’est bien. Nous allons prier pour les voyageurs. Et quand partez-vous ?
 – Mercredi, mon père.
– Le père Sébastien leva les yeux au ciel. Soudain il me regarda et dit fermement :
– Inutile de se presser, mercredi c’est trop tôt pour partir !
– Comment trop tôt ?, mon père. Je dois aller à Moscou puis revenir à temps pour mon remplacement. J’ai déjà eu tant de peine à obtenir mon billet de train !
– Il faut échanger le billet. Vous partirez immédiatement après l’office.
– Mais je ne peux pas. Il faut que je parte mercredi.
 –Il faut rendre les billets aujourd’hui même, vous m’entendez ? Allez-y maintenant. Lorsque vous serez de retour, l’office ne sera pas encore fini.
J’obéis. À mon retour, le père Sébastien me demanda quand je partais à présent.
– Comment, partir ? m’écriai-je. Mais j’ai rendu mon billet !
– Demain vous retournerez à la gare en prendre un autre. Allez dès à présent vous inscrire sur la liste d’attente. Mais n’ayez crainte, vous n’aurez pas à attendre : vous rentrerez dormir chez vous et pourtant, le lendemain vous aurez votre billet.
Il ne me restait qu’à acquiescer et partir. Arrivée à la gare, je me mis dans la queue : j’étais la septième. Devant moi se trouvait un homme à qui je racontai que j’avais passé une nuit à attendre. Alors, il me proposa de rentrer chez moi et dit qu’il s’occuperait de mon billet. Le lendemain matin effectivement j’avais mon billet. Avant mon départ, le père Sébastien avait prié pour les voyageurs et il m’avait remis une phosphore.
Mon train roulait depuis un moment lorsque je vis tous les passagers se précipiter aux fenêtres du couloir. Moi aussi, je vis sur les rails voisins, plusieurs wagons enchevêtrés. L’accompagnatrice expliqua qu’il s’agissait d’un rapide qui était parti de Karaganda mercredi et dont plusieurs wagons s’étaient détachés. Je me mis à pleurer : « O mon père, cher père Sébastien ! »
12.
Trois mois plus tard, je rentrai définitivement à Moscou. Le père Sébastien me demanda simplement de venir souvent à Karaganda. C’était en 1959. Je venais le voir pendant mes congés, mais le père Sébastien trouvait que c’était peu.
En 1965, on m’informa que le père Sébastien se sentait faiblir. Je lui écrivis que je souhaitais vivre plus longtemps près de lui. En réponse, je reçus le télégramme suivant : « Venez, nous vous attendons ». Je quittai mon travail en automne 1965 et je partis pour Karaganda. Là-bas, je retrouvai le père Sébastien tel que je l’avais quitté en 1963. Il continuait à célébrer matin et soir. L’église était la même et je pensais qu’il en serait toujours ainsi. C’est pourquoi je ne compris pas immédiatement que le père Sébastien était plus faible, qu’il lui fallait un grand effort de volonté pour tenir [physiquement] et guider les fidèles.
À l’intérieur de l’église, on avait installé une cloison et derrière elle un lit où le père Sébastien pouvait venir s’allonger durant l’office, lorsque la maladie le tourmentait ou lorsqu’il ressentait une grande faiblesse. Il avait également une petite table sur laquelle était posé l’Évangile, une petite croix et de nombreuses prosphores que le prêtre distribuait. Au-dessus de la table, de nombreuses icônes étaient accrochées et des veilleuses brûlaient. Dans cette petite chambre, il y avait aussi un fauteuil dans lequel le père Sébastien s’asseyait pour recevoir des confessions ou diriger ses enfants spirituels.
Tous les jours, assis sur sa chaise, il célébrait seul les offices pour les défunts devant l’icône de la Sainte Trinité et lisait les listes des défunts à commémorer. À la fin de l’office, lorsque les gens présents avaient pris de la koutia, le père Sébastien demandait de distribuer le reste aux pauvres aux malades, ou de le porter au réfectoire.
Souvent, le père Sébastien se rendait au réfectoire et regardait qui s’y trouvait. Il rappelait qu’il fallait donner à manger à untel, qu’untel ne devait pas partir sans avoir déjeuné car il habitait loin etc... Rien n’échappait à son regard. Avant la liturgie, les fidèles portaient de la nourriture au réfectoire. Les jours de fête, le père Sébastien envoyait les paroissiens distribuer de l’argent aux pauvres.
Au début du mois de décembre, un froid très rude s’installa. Et le père Sébastien avait les poumons malades. Aussi, lorsqu’il traversait la cour pour se rendre à l’église, il commençait à tousser si violemment qu’il restait longtemps sans pouvoir prononcer une parole.
Je suggérerai de le transporter dans un fauteuil en prenant soin de lui couvrir la bouche. Mais il se fâcha. Je réfléchis alors à la façon de le persuader, car déjà sa température s’élevait…
Un jour, je suis allée trouver le père Sébastien alors qu’il finissait son déjeuner. Je m’agenouille devant lui. Il me bénit et me demande si j’avais déjeuné…
– Mon père, répondis-je, cela fait 14 ans que je vois comme vous souffrez lorsqu’on vous désobéit, comme l’homme périt intérieurement par sa désobéissance. Vous qui savez et voyez tout, comment ne voyez-vous pas comme nous souffrons de vous voir marcher par -40°C sans vous couvrir. Moi, en tant que médecin, je comprends que ceci est mauvais pour vos poumons !Le père Sébastien se taisait. Je me mis à pleurer. Il posa alors sa main sur ma tête et dit :
-->  – Ne pleure pas ; à présent, on me transportera. 


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