lundi 12 juin 2017

Sur le blog de Maxime: RENCONTRE avec Saint JUSTIN de Tchélié en 1981


J'étais étudiant à la Faculté des Lettres de Belgrade, à la fin des années cinquante, lorsque j'entendis parler pour la première fois du père Justin. On racontait alors que le professeur de théologie Justin Popovitch était certes notre meilleur connaisseur de Dostoïevski mais que, à force de s'en pénétrer, il était devenu fou et vivait confiné sur l'ordre du patriarche, dans quelque monastère de Serbie. Il fallait donc se méfier des aspects et des interprétations néfastes de l'œuvre de Dostoïevski, d'autant plus qu'il existait un moyen sur et infaillible pour l'approcher, la doctrine marxiste, dont nous étions bon gré malgré des adeptes. Quant au père Justin, victime, croyais-je, du génie de Dostoïevski, il allait se confondre désormais dans mon imagination avec les héros de celui-ci. Je finissais bientôt mes études et partais à l'étranger où, après bien du temps et des changements intervenus en moi, je devais appren­dre la vérité sur le père Justin et cesser de croire à la fable de sa folie. Néanmoins, mes connaissances en demeurèrent étroites jusqu'au moment où, à la fin de 1974, je rencontrai à Paris le hiéromoine Amphilochie Radovitch. Originaires tous deux de la région de la Moratcha, dans le Monté­négro central, nous étions camarades de classe tout au début des années cinquante dans l'enceinte du monastère Matcha dont les bâtiments annexes avaient été transformés par le pouvoir communiste en école, en bureaux de l'administration et en caserne de la milice locale. A l'époque l'athéisme faisait tellement rage que la célèbre laure, fondation pieuse du prince Stéphane Némanitch de 1252, au bord de la Moratcha, dédiée à l'Assomption de la Vierge, échappa de justesse à la destruction par le feu.

Nous nous étions séparés alors à peine adolescents, et voici que nous nous retrou­vions à présent hommes murs, nous reconnaissant l'un l'autre à l'in­flexion de la voix ou à la couleur des yeux. Spirituellement, nous nous reconnûmes plus aisément : je venais d'effectuer l'été précédent un pèlerinage à Ostrog, sanctuaire de nos pères ou j'avais autrefois reçu le baptême. Aussi avais-je mené, au début des années 70, une campagne internationale contre le projet sacrilège du régime visant la profanation et la destruction de l'un des hauts lieux de la nation serbe : l'humble église au sommet du mont Lovcen que fit élever, en 1845, le prince-métropolite du Monténégro et le plus grand poète serbe, Pierre Petrovitch Négoce pour qu'elle abritât ses cendres.

Le jour de notre rencontre à l'Institut Saint-Serge où il ensei­gnait, après plusieurs années de sacerdoce en Grèce où il avait brillamment soutenu une thèse sur Saint Grégoire de Palamas, le moine Amphilochie me parla du starets Justin, son père et maître spirituel. « Il incarne aujourd'hui la conscience de notre Eglise, il est la fontaine des pleurs du peuple serbe », me dit-il lors d'un entretien ultérieur. Il me montra parmi les ouvrages qu'il avait du père Justin, celui sur Dostoïevski qui, comme nous l'avons vu, était à l'origine de la gloire et de la prétendue perte de son auteur. Nous en fîmes cadeau, avec un livre sur la destruction du sanctuaire par le pouvoir titiste du mont Lovcen et un album de fresques des monastères serbes, à Soljenitsyne, lorsqu'il vint le printemps suivant à Paris. Le père Amphilochie lui donna aussi une petite croix en bois, travail des moines athonites, sur laquelle il écrivit : A Alexandre por­teur de croix. Naturellement, lorsque nous nous réunîmes plus tard, en été 1976, à Belgrade, le père Amphilochie m'emmena voir le starets Jus­tin dans son monastère de Tchélié, dédié au Saint Archange Michel, a une centaine de kilomètres au sud-ouest de la capitale, près de la ville de Valjevo. Nous quittâmes Belgrade par un chaud après-midi de juillet, mais le père Justin se trouvant toujours dans la disgrâce du pouvoir, nous fumes retardés par plusieurs contrôles de police sur la route, et même retenus par elle pendant deux heures dans la ville d'Obrénovats, si bien que nous n'arrivâmes à Valjevo qu'au crépuscule accompagné d'un violent orage. Ayant traversé la ville déserte sous un véritable déluge, nous nous mîmes d'abord à monter, puis à descendre lentement une pente boisée par un chemin cahoteux et détrempé, vers le monastère dont nous aperçûmes enfin les lumières.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire