vendredi 5 mai 2017

Père Nicolae Steinhardt : Une bonne parole


Ne faire ni le mal ni le bien par la force.

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"Le Christ est sur la croix, nu; Sur Sa tête, une couronne d'épines; Des pointes, perçant Ses chevilles et Ses poignets, l'attachent au bois; Son corps est plein de sang et de meurtrissures, il ne sécrète que de la sueur et le grognement silencieux de la chair souffrante. Il a été giflé, on a craché sur Lui, Il a été bousculé, frappé, on s’est moqué de Lui, Il est monté au Calvaire et plus d'une fois est tombé sous le fardeau de l'instrument de tourment. Maintenant, Il attend une agonie et une mort honteuse, lente, atroce, sous le double signe de la moquerie et de la malédiction. Il est entouré, sur le terreau répugnant de la colline au bord de la ville, uniquement par des personnes hostiles et un certain nombre de curieux indifférents, amateurs habituels d’exécutions capitales et de cruautés publiques.
À sa droite et à sa gauche, deux autres croix, chacune avec sa proie, deux voleurs, deux meurtriers - deux délinquants communs, de sorte que l'humiliation puisse être encore plus infâmante. C'est l'heure du midi, le soleil brûle, la soif - l'essence de ce mode de destruction - a commencé à se manifester et tout n'est qu’inutilité, défaite, désespoir, douleur, épuisement. Comme si cela ne suffisait pas, voici les scribes, les sages, les pharisiens, les sadducéens, les hérodiens, les anciens, toute la coterie des gagnants; Et ils secouent judicieusement leurs têtes grises; Avec pitié et ironie, ils Le raillent, ils se moquent de Lui, ils L'invitent à descendre de la Croix et à les convaincre; Eux, selon toutes les apparences, demandent seulement ceci: voir et croire. 
Oh non, le voleur à gauche lance ses remarques aussi, il Le provoque, il Le ridiculise, il L'insulte. Celui de droite, cependant, ne le fait pas: celui de droite, bien qu'il soit crucifié et tourmenté et dans l'horrible attente, trouve le répit et le pouvoir de réprimander celui qui est haineux et il trouve aussi l'altruisme et la magnanimité et la noblesse pour dire des paroles apaisantes et respectueuses à son prochain. Il ne peut pas l'aider, il ne peut pas le détacher et le retirer de la Croix, il ne peut pas au moins changer sa terrible situation, il ne peut pas adoucir son châtiment, il ne peut pas raccourcir son agonie, il ne peut pas intervenir dans le déploiement implacable de la scène de crucifixion.
Rien, il ne peut rien faire d’autre que de supporter aussi, lui-même, l'agonie, jusqu'à la fin de la nuit. Et pourtant, lui qui est indigne et impuissant, que lui est-il donné d’entendre? "Aujourd'hui, tu seras avec moi au Paradis."
Pourquoi cette promesse extraordinaire et totalement miraculeuse? Pourquoi lui -coupable,  condamné, lui qui est sans pouvoir ou moyen de guérison- pourquoi lui est-il donné d'entrer dans le Paradis avec le Maître, alors que le juste Noé, le Patriarche Abraham (Celui qui a reçu la promesse), Moïse (celui qui a donné la loi), le Prophète Isaïe (celui qui a proclamé la venue dans la chair du Libérateur), le roi David, tous les prophètes et tous les hommes sages de l'antiquité, et tous les philosophes en qui l'Esprit-Saint résidait partiellement, et le Précurseur et Baptiste Jean, sont encore en enfer? Pourquoi cet honneur incomparable, cette Grâce sur grâce, pourquoi cette inégalité? Aujourd'hui, comment expliquer le caractère totalement étonnant de cette récompense? D'où cela vient-il? Aujourd'hui, avec moi, au paradis! Il y a une urgence dans ces mots, un élan, une plénitude, une excitation qui ne peut que susciter l'étonnement. Certains ont cherché à comprendre en se référant à la qualité du Bon Larron, dans son partage de la souffrance du Seigneur.
Oui, il a été rendu digne de l'honneur sans pareil d'être soumis à la même peine que le Christ et de se trouver à quelques mètres de la Sainte Croix dans les derniers moments de sa vie. Oui, il est naturel que le Seigneur ait ressenti un sentiment de pitié, de sympathie et de bonne volonté envers un compagnon de souffrance. D'autres invoquent la dignité de l'homme, son comportement résigné et sa décence envers le Christ, par opposition à la fureur et au blasphème de l'autre larron. Oui, il y a une dose de vérité et de logique ici aussi. Mais cela ne me semble pas être les véritables explications. 
Quelque chose d'autre me paraît essentiel, un acte (ou mieux, une attitude) apparemment destiné à être facilement négligé et décisif: le voleur ne pouvait rien faire, mais il pouvait atténuer et adoucir cette atmosphère étouffante d'ammoniaque, de mal, d'hypocrisie et de venin. C'est-à-dire, qu’il a réconforté le Crucifié irréprochable par une bonne parole! Oui, ce simple vieux syntagme, cette petite phrase courte, spécifique à la manière ancestrale de parler de nos paysans, constitue l'explication la plus plausible pour la promesse faite par le Seigneur, pour sa plénitude, son immédiateté et son urgence. Une bonne parole - et ce fut suffisant! Comme un baume curatif, comme un remède total, un miracle.
Ces quelques paroles de respect, d'affection, de défense, de confiance, de sympathie, ont soudain tout changé et transformé la sinistre terre gaste [vaine], le fétide Golgotha, l'espace empoisonné par l'injustice, la cruauté et la vengeance, en un coin d'humanité, une antichambre du Paradis. Aujourd'hui, avec Moi, au Paradis: parce que toi aussi, dans ce désert (comme Mon serviteur, T. S. Eliot, l'appellera un jour [in The Waste Land : la terre gaste/ ou la terre vaine]) de colère et de ruse, tu as introduit une goutte de rosée. Parce que, en regardant ta propre calamité, tu M'as vu, tu M'as compris de manière intuitive, tu M'as reconnu et tu n’as n'as pas hésité à prendre Mon parti, à M'adorer, à Me dire des paroles qui ont atteint Mon âme et apporté du miel en Mon cœur, te faisant vraiment participer à Mes souffrances. Tu ne t’es pas enfermé dans ta propre douleur, isolé dans l'égocentrisme trop naturel d'un homme sans espoir.
Tu ne t’es pas plaint pour toi-même, tu as pleuré pour moi. Tu as manifesté de la compassion, de la bonté et de la douceur d'âme pour essayer de consoler et d’apaiser ton prochain. 

Par une maigre parole pitoyable, tu as transformé ce Golgotha ​​et toute cette tête en train de se tordre et toutes leurs «hochements de tête», cette odieuse mascarade de cauchemar, et cet endroit souillé en un jardin. Comme la femme pécheresse, tu M'as oint avec l'huile précieuse de la miséricorde et de l'attention pour l’affliction de ton prochain. Tu m'as donné à boire - au sens figuré, et pourtant pas moins intensément - cette coupe d'eau froide dont j'ai dit qu'elle ne resterait pas sans récompense. Et nous aussi, nous devons également suivre l'exemple de Dismas [nom du Bon Larron, ndt) et percevoir quel prix une bonne parole peut avoir dans certaines circonstances.

De l’argent et de l’or, nous n’en avons pas toujours à donner, ni des objets, ni des biens, ni pratiquement rien de spécial. Cela signifie-t-il que nous sommes destinés à ne rien faire, à rester paralysés alors, indifférents, notre esprit absent, comme gens de glace et de pierre? Sourds, aveugles, avec nos pensées ailleurs? Loin, errant dans les régions de solitude fortifiée et introvertie?

En tout temps et partout, malgré les circonstances les plus défavorables et les plus adverses, il reste quelque chose à faire: au malheureux près de nous, on peut dire une bonne parole. Cet acte libre et inefficace (d'un point de vue pratique), ce «surplus», cette inutilité n'est pas une parole vide, mais bonne. La bonne parole du Larron à droite embaume l'air empoisonné du Golgotha ​​et, comme la douce brise qui, sur l’Horeb, a proclamé à Élie l'approche du Tout-Puissant, elle remplit l'âme humaine du Sauveur de paix et douceur.

Constantin Noica [Philosophe, père du hiéromoine Raphaël de Maldon, disciple du startez Sophrony de bienheureuse mémoire, ndt] a souligné les trésors philosophiques du discours roumain. L'expression d'une bonne parole peut servir de guide pour nous aider à comprendre la nature spirituelle de notre discours. Ce recours est toujours à notre disposition: par une bonne parole, nous pouvons apporter de la rosée à l'âme la plus désolée d'un être humain.

Ne perdons pas, chaque fois que cela  nous est offert, l'occasion d'essuyer la sueur du visage des persécutés, comme la miséricordieuse Véronique le fit, ou de soulager l'âme d'un crucifié par une parole de réconfort et de communion, comme le Bon Larron."

Version française Claude Lopez-Ginisty
D’après Daruind Vei Dobandi 
(En donnant, vous recevrez), 
Editura Dacia, Cluj-Napoca, Roumanie, 1997.
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