Changera-t-il jamais?
L'ancien rédacteur en chef de la Tribune de Genève, [Guy Mettan-RI] est allé en visite à Moscou et a présenté son nouveau livre La Russie et l’Occident : Un millier d'années de guerre, qui passe en revue le phénomène de la russophobie : ses racines, l’évolution historique et ses incarnations modernes. Izvestia a eu l'occasion de l’interviewer.
Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire sur ce sujet ?
Il y a deux raisons pour lesquelles j’ai commencé ce travail. La première est une raison personnelle, familiale. En 1994, ma femme et moi avons adopté une fillette russe, qui a maintenant 25 ans. Son nom est Oksana, et elle est de la région de Vladimir. Après son adoption, je me suis intéressé à apprendre autant de choses que possible sur la Russie, et à me familiariser avec ce grand pays. Dans les années 1990, on pouvait obtenir la citoyenneté russe après l’adoption d’un enfant russe. Alors nous l'avons fait: mon épouse et moi sommes citoyens de Russie et de Suisse, et la Russie est devenue une partie de la vie et de l’histoire de notre famille. Je suis un citoyen de Russie, mais je paie des impôts en Suisse.
La deuxième raison pour laquelle j’ai commencé ce travail est professionnelle. Mes voyages en Russie m’ont donné l’occasion d’apprendre ce qu’était ce pays. J’ai compris quelle différence il y avait entre la Russie présentée dans les médias occidentaux et celle que j’ai vue moi-même. Je ne pouvais supporter cette situation et j'ai décidé d’enquêter sur les raisons de cette situation.
Ce qui m’a fait réellement démarrer ce projet, ce sont les événements en Ukraine en 2014. J’ai vu la presse occidentale soutenir systématiquement un seul côté, n'exprimer qu’un seul point de vue -celui du gouvernement qui a usurpé le pouvoir à Kiev. Et j’ai décidé de comprendre pourquoi cela s’est passé.
Il est important de comprendre que je n’essayais pas de répondre à la question de savoir qui était à blâmer pour les événements en Ukraine. Je m'intéressais à savoir pourquoi les médias occidentaux présentaient cette histoire à leur façon. Qu'est-ce qui était à l’origine d’une telle relation négative accrue envers la Russie ?
Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur l’idée maîtresse de votre livre ?
J’ai regardé l’histoire, et j'ai conclu que toute cette russophobie a commencé quand Charlemagne a créé l’Empire d’Occident, il y a 1 200 ans, jetant les bases pour la grande scission religieuse de 1054. Charlemagne créa son empire en opposition à la situation existante, lorsque le centre du monde civilisé était Byzance.
La chose la plus choquante que j’ai réalisée, c'est que tout ce qui nous a été enseigné à l’école était erroné. On nous a affirmé que les dissidents appartenaient à l’Eglise d’Orient, qui s'est séparée de Rome. Maintenant, je sais que ce qui est arrivé, était tout le contraire : ce fut l’église catholique d’Occident qui entra en dissidence avec l’Eglise universelle, tandis que l’Eglise d’Orient est restée et est toujours orthodoxe.
Afin d'en faire porter la responsabilité à d'autres qu’eux-mêmes, les théologiens occidentaux de l’époque ont lancé une campagne pour justifier de mettre ce blâme sur l’Eglise d’Orient. Ils ont utilisé des arguments qui reviennent encore et encore dans le cadre de l’affrontement entre l’Occident et la Russie. À l’époque, au moyen-âge, ils commencèrent à se référer au monde grec, c'est-à-dire à Byzance, comme à un "territoire de tyrannie et de barbarie" pour nier leur responsabilité pour le schisme.
Après la chute de Constantinople, Byzance vit sa fin, et la Russie prit la place de Byzance comme Troisième Rome, et toutes ces superstitions, tous ces mensonges au sujet de la désacralisation du monde hellénique, furent automatiquement transférés à la Russie.
Il est étrange de voir les notes des voyageurs occidentaux, à travers la Russie, à partir du XIVe siècle : ils décrivent tous la Russie dans les mêmes termes qu’ils avaient utilisés pour décrire Byzance. Ces affabulations, cette critique ont considérablement augmenté après les réformes de Pierre le Grand et de Catherine la Grande, lorsque la Russie est devenue puissante sur la scène politique européenne. Et à la fin du XVIIIe siècle, c'était devenu la russophobie.
Né en France sous Louis XV, elle a été utilisée pendant un certain temps par Napoléon pour justifier l’animosité envers la Russie, qui empêchait la politique expansionniste de la France. Le "Testament de Pierre le Grand" a été utilisé par Napoléon comme justification pour sa campagne de Russie.
Nous pouvons comparer cela avec les temps modernes, quand pour atteindre leurs objectifs, les américains inventèrent le mensonge selon lequel Saddam Hussein avait des armes de destruction massive. La russophobie existait en France comme idéologie politique jusqu’au XIXe siècle, quand, après avoir perdu la guerre franco-prussienne, le France s’est rendu compte que son principal ennemi n’était plus la Russie, mais l'Allemagne, devenant alors l’alliée de la Russie.
Pour ce qui est de l’Angleterre, la russophobie y apparut vers 1815, lorsque la Grande-Bretagne, en alliance avec la Russie, a battu Napoléon. Une fois que l’ennemi commun fut battu, l'Angleterre inversa la tendance, et fit de la Russie son ennemie, alimentant la russophobie. Depuis les années 1820, Londres utilisa une idéologie antirusse pour masquer ses politiques expansionnistes, tant dans la région méditerranéenne que dans d’autres régions – l'Egypte, l’Inde et la Chine.
En Allemagne, la situation ne changea pas jusqu'à la fin du XIXe siècle, lorsque l’Empire allemand fut créé. Celui-ci n’avait pas de colonies, et il n’y avait aucun endroit pour en obtenir, puisque l’Angleterre, la France, l'Espagne et le Portugal avaient eu une longueur d’avance. Toutes les colonies ayant été attribués sans la Russie, un mouvement politique apparut en Allemagne, qui recherchait "l'expansion vers l’Est", c'est-à-dire, l’Ukraine et la Russie moderne. Cette tentative échoua au cours de la première guerre mondiale, et plus tard, Hitler utilisa la même idéologie.
Ce n’est certes pas par hasard que les historiens allemands furent à l’origine de ce que l'on appelle le "révisionnisme", la tendance à sous-estimer la contribution de l’URSS à la victoire sur le Troisième Reich, surestimant la contribution des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.
Le troisième type de russophobie est américain, et il a commencé en 1945. Dès qu’ils battirent l’Allemagne grâce à des efforts communs avec l’URSS, au détriment de millions de vies soviétiques, la même histoire, née après la victoire sur Napoléon en 1815 fut diffusée. Le cours fut inversé et l'allié d’hier devint l'ennemi majeur. C’est ainsi que la guerre froide a commencé.
Les américains utilisèrent les mêmes arguments que les anglais en 1815, affirmant qu’ils "luttaient contre le communisme, la tyrannie, l’expansionnisme", leurs arguments étant à peine différents, à l’exception de la soi-disant lutte contre le communisme. Cela s’avérait être un "gimmick", parce que lorsque l’Union soviétique s’effondra, cela ne mit pas fin à la confrontation entre l’Occident et la Russie.
L’histoire du XIXe siècle se répète : les Etats-Unis continuent de parler d’une "menace" émanant prétendument de Russie, afin d’atteindre leurs propres objectifs, de promouvoir leurs propres intérêts, et de poursuivre leur propre expansion. Aujourd'hui, ils diabolisent la Russie afin de placer des missiles de l’OTAN en Pologne, en utilisant les mêmes paroles et les mêmes arguments que Napoléon utilisa il y a 200 ans.
Un jour à une conférence internationale au milieu des années 1990, j’ai parlé à un journaliste du Danemark. Il m’a dit pourquoi l’Europe avait tellement peur de la Russie : "Voyez comme la Russie est grande et combien le Danemark est petit. Nous avons toujours peur de vous. Nous avons toujours peur de votre agressivité."
Si vous regardez la carte, vous verrez que le territoire de la Russie domine toute l’Europe. Alors quand les européens regardent la carte, ils se sentent anxieux et inquiets, parce que "ce grand pays ne peut pas être autre chose qu’une menace." En outre, les cartes européennes représentent délibérément la Russie comme étant encore plus grande qu'elle ne l'est réellement, augmentant la russophobie. Son immense taille est grande pour les caricaturistes européens, qui dessinent traditionnellement la Russie comme un énorme ours debout devant une Europe minuscule.
Récemment, j'ai lu la déclaration suivante d'un auteur français: "L'Europe est une péninsule en Eurasie." Que diriez-vous à cela?
Aujourd'hui, l'Europe est frustrée. En tant que puissance coloniale, elle a dominé le monde pendant deux siècles et demi. Aujourd'hui, la situation est totalement différente et l'Europe est mal à l'aise. Elle est utilisée pour jouer un rôle différent. C'est pourquoi elle est anxieuse. D'une part, l'ego européen se trouve dans cette situation inconfortable; D'autre part, l'Union européenne a atteint les limites de son développement et a des problèmes internes. C'est pourquoi il est facile de blâmer la Russie pour tout.
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
RUSSIA INSIDER
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Pour les lecteurs italophones, le site ortodossiatorino
a publié une version en italien de ce texte
ICI
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Excellent article, je pense que c'est exactement cela.
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