Jean-Claude LARCHET
À propos du mot
« Églises » au pluriel utilisé dans les documents préparatoires du
prochain concile pantorthodoxe, cet extrait du livre de Jean-Claude Larchet, L’Église, corps du Christ, tome 2, Les relations entre les Églises,
Éditions du Cerf, 2012, chapitre 4 : L’Église orthodoxe et les autres
confessions chrétiennes, p. 145-150.
L’unique Église du
Christ
Selon
plusieurs principes que nous avons examinés dans les chapitres précédents – en
particulier la foi qu’a l’Église orthodoxe dans le fait que l’Église ne peut
être qu’une et catholique, et la conviction qu’elle a d’être elle-même cette
Église une et catholique (en tant qu’Église fondée le Christ et les apôtres
n’ayant jamais altéré la foi et le mode de vie qu’ils lui ont communiqués, et
donc en tant aussi qu’Église apostolique et sainte) –, l’Église orthodoxe se
considère comme l’unique Église du Christ et ne peut reconnaître la qualité
d’Église aux autres confessions chrétiennes.
Cette
position a toujours été celle de l’Église orthodoxe.
Elle reste
aujourd’hui encore soutenue par les ecclésiologues et théologiens orthodoxes.
Le P. Georges Florovsky déclare : l’Église orthodoxe « se sait être la gardienne de
la foi apostolique et de la Tradition dans leur intégrité et leur plénitude,
et être dans ce sens la véritable Église, parce qu’elle a conscience de
posséder le trésor de la grâce divine par la continuité du ministère et la
succession apostolique[i] ». « L’Église orthodoxe a
[...] la conscience d’être la seule vraie Église », écrit le P. Jean
Meyendorff[ii], qui note encore :
« Face aux protestants comme face à l’Église romaine, l’Orthodoxie se pose
comme la vraie Église dont les chrétiens d’Occident se sont séparés[iii]. » Le P. Placide
Deseille note quant à lui :
L’ecclésiologie
orthodoxe est demeurée pour l’essentiel, malgré des distorsions dues aux
circonstances historiques et aux péchés des hommes, celle de l’Église ancienne,
avec laquelle l’Église orthodoxe d’aujourd’hui se sent en parfaite continuité,
sans rupture aucune. Elle a conscience d’être purement et simplement l’Église
de Dieu. Elle ne peut considérer les autres confessions chrétiennes que comme
des membres détachés de l’unité ecclésiale, pleinement conservée en elle. Sa
tradition a pour contenu normatif ce que tous les chrétiens, avant l’époque des
séparations, ont considéré ensemble comme faisant partie du dépôt apostolique,
qu’il s’agisse de la foi elle-même ou de la vie ecclésiale[iv].
Cette
position est également soutenue par des membres éminents de la hiérarchie
orthodoxe, dont certains sont cependant très impliqués dans le courant
œcuméniste. Le métropolite Maxime de Stavropolis du patriarcat de
Constantinople souligne :
L’Orthodoxie n’est pas
l’une des Églises, mais l’Église elle-même. Elle a préservé de manière exacte
et authentique l’enseignement du Christ dans toute sa pureté. Au-delà d’une
simple continuité et d’une consistance historiques sans faille, il existe en
elle une authenticité ontologique et spirituelle. La même foi, le même Esprit,
la même vie. C’est ce qui constitue le trait distinctif de l’Orthodoxie et qui
justifie sa proclamation qu’elle est et demeure l’Église[v].
Le
patriarche œcuménique Bartholomée a fait quant à lui cette déclaration devant
les moines du Mont-Athos : « C’est l’Église orthodoxe qui est la
seule Église une, catholique et apostolique[vi]. »
Le
métropolite (futur patriarche de Moscou) Kirill déclarait à propos du document du
Vatican Subsistit in affirmant que l’Église
catholique-romaine est l’unique Église : « L’Église orthodoxe est l’héritière
de plein droit, selon la ligne apostolique, de l’Église Une et ancienne.
C’est pourquoi nous rapportons avec plein droit à l’Église orthodoxe tout ce
qui a été formulé dans le document catholique[vii]. »
Cette
position figure également dans un certain nombre de déclarations orthodoxes
faites dans le cadre des institutions œcuménistes. La déclaration orthodoxe
présentée à l’issue de l’Assemblée du COE tenue à Toronto en 1950
stipule : « Le
fait d’appartenir au Conseil n’implique pas que chaque Église doive considérer
les autres comme des Églises dans le vrai et plein sens du terme. »
Et celle
d’Evanston en 1954 précise :
Nous sommes tenus de déclarer notre
profonde conviction que l’Église orthodoxe seule a conservé en plénitude et
intacte « la foi autrefois communiquée aux saints » [...] et
que certains éléments fondamentaux qui constituent la réalité de la plénitude
de l’Église font défaut dans les communautés séparées[viii].
Cette
position a été présentée dans des documents officiels par des Églises locales
lorsque la nécessité s’en est fait sentir.
Le
Saint-Synode de l’Église Orthodoxe en Amérique (OCA) déclare dans une lettre
encyclique :
Il est de
notre devoir comme évêques de l’Église et gardiens de la foi apostolique de
confesser que l’Église orthodoxe est l’unique Église du Christ. Nous le
confessons parce que c’est notre conviction que, depuis le temps de notre
Seigneur Jésus-Christ et de Ses Apôtres, l’Église orthodoxe n’a accepté aucune
fausse doctrine et aucune fausse norme de vie, en dépit de fautes accomplies
collectivement ou individuellement par des membres de l’Église (cf. 1 Jn 1,
8[ix]).
Le
concile épiscopal de l’Église orthodoxe russe, tenu à Moscou en août 2000, a
promulgué une « Déclaration sur les Principes fondamentaux régissant les
relations de l’Église orthodoxe russe envers l’hétérodoxie » dans
laquelle il affirme :
L’Église orthodoxe est la
véritable Église du Christ, fondée par notre Seigneur et Sauveur Lui-même,
l’Église que l’Esprit Saint a établie et qu’Il remplit, l’Église dont le
Sauveur lui-même a dit : « Je bâtirai mon Église et les portes de l’Enfer
ne prévaudront pas contre elle » (Mt 16, 18). Elle est l’Église Une,
Sainte, Universelle et Apostolique, gardienne et dispensatrice des Sacrements
saints dans le monde entier, « colonne et fondement de la vérité » (1
Tm 3, 15). Elle porte en plénitude la responsabilité de diffuser la Vérité de
l’Évangile du Christ, de même que la plénitude du pouvoir de témoigner de la
« foi, transmise aux saints une fois pour toutes » (Jude 3[x]).
Et
plus loin :
L’Église orthodoxe est la
véritable Église, dans laquelle sont conservées inaltérées la Sainte
Tradition et la plénitude de la grâce salvatrice de Dieu. Elle a conservé dans
leur totalité et dans toute leur pureté l’héritage des Apôtres et des saints
Pères. Elle reconnaît l’identité de sa doctrine, de sa structure liturgique et
de sa pratique avec la prédication apostolique et la Tradition de l’Église
Ancienne. L’Orthodoxie n’est pas un « attribut national et culturel »
de l’Église d’Orient. L’Orthodoxie est une qualité interne de l’Église, la
conservation de la vérité doctrinale, de la structure liturgique et hiérarchique
et des principes de vie spirituelle, demeurés sans interruption ni changement dans
l’Église depuis les temps apostoliques[xi].
L’Église
orthodoxe ne reconnaît pas la prétention analogue qu’a l’Église
catholique-romaine de représenter la seule et unique Église, l’Église une et
universelle[xii]. Forte de sa conviction que
l’unité dans la confession de la foi orthodoxe et dans le mode de vie (ethos) relatif à celle-ci est le
fondement de l’unité et de la catholicité de l’Église, elle considère que les
écarts accomplis par l’Église catholique-romaine, à partir du ixe siècle surtout, sur divers
points dogmatiques et ecclésiologiques, par rapport à la foi des origines que
sa propre Tradition a préservée, ont écarté l’Église catholique-romaine de
l’Église même, ce qui a eu pour effet de la priver de la plénitude de la
grâce et des moyens de la dispenser.
L’Église
orthodoxe ne partage pas non plus la conception, que l’on trouve parmi les
communautés issues de la Réforme, selon laquelle : 1) les divisions entre
chrétiens qui se sont produites dans l’histoire sont des divisions réelles de
l’Église visible ; 2) aucune Église empirique ne peut, en conséquence,
s’identifier à l’Église de Dieu ; 3) l’unité de l’Église mentionnée
par le Credo existe cependant invisiblement ;
4) le but du mouvement œcuménique est de la manifester progressivement de
manière visible ; 5) cette unité visible comportera une foi minimale
commune, une intercommunion sacramentelle, une reconnaissance des ministères,
tout en pouvant laisser subsister des différences dogmatiques et
institutionnelles préservant l’identité de chaque Église[xiii]. Le P. Placide Deseille
écrit à ce sujet : « Il est évident qu’une telle conception ne peut apparaître, aux yeux
des orthodoxes, que comme une pan-hérésie, et il ne saurait être question pour
eux d’y faire de quelconques concessions[xiv]. »
Elle
n’accepte pas non plus la théorie des branches (branch theory), d’origne anglicane, selon laquelle les différentes
conceptions chrétiennes seraient les branches équivalentes d’un même arbre,
ayant leur unité profonde dans le même tronc, étant dans
la même mesure catholiques et apostoliques, et partageant toutes, d’une façon
complémentaire, l’héritage commun de l’Église indivise[xv].
L’Église
orthodoxe ne voit pas l’Église indivise comme étant l’Église du premier
millénaire, mais considère qu’elle est elle-même, aujourd’hui comme hier,
l’Église indivise. Le schisme scellé en 1054 n’a pas divisé l’Église, mais a
divisé les chrétiens. Le P. Jean Meyendorff écrit à ce sujet :
L’unité chrétienne est une unité avec
le Christ dans l’Esprit Saint, et non une unité entre hommes qui serait perdue
dans l’histoire : cette unité est dans l’Église Une, qui ne saurait être
divisée par les querelles humaines. Les hommes ne peuvent diviser Dieu et Sa
vérité pour les réunifier ensuite : ils peuvent les quitter puis y
revenir. C’est à un retour de ce genre que l’Église orthodoxe appelle les
autres chrétiens : un retour à la foi des Apôtres et des Pères qu’elle a
conscience d’avoir préservée dans sa plénitude[xvi].
On peut citer
en conclusion cette affirmation du récent document de l’Église orthodoxe russe
« Principes fondamentaux régissant les
relations de l’Église orthodoxe russe avec l’hétérodoxie » :
L’Église orthodoxe affirme
que l’unité authentique n’est possible que dans le sein de l’Église une,
sainte, catholique et apostolique [qu’elle considère être elle-même]. Tous les
autres « modèles » d’unité sont irrecevables[xvii].
[ii]. L’Église
orthodoxe hier et aujourd’hui, Paris, 1960, p. 179.
[iii]. Ibid.,
p. 180. Il ajoute : « Il y a donc là un exclusivisme tout aussi
définitif que celui de Rome, mais au nom d’une notion différente de
l’Église. »
[iv]. Points de vue
orthodoxes sur l’unité des chrétiens, Font-de-Laval, 1984.
[v]. Episkepsis, 227, 15
mars 1980.
[vi]. Déclaration dans l’église du Protaton (Karyès, Mont-Athos)
le 21 août 2008.
[vii]. Déclaration à l’Agence de
presse Interfax le 10 juillet 2007.
[viii]. L’Église
orthodoxe hier et aujourd’hui, Paris, 1960, p. 179.
[ix]. Encyclical Letter of the Holy Synod of Bishops of the
Orthodox Church in America on Christian Unity and Ecumenism, 1973, I, C, « The Orthodox Church is the True
Church ».
[x]. Principes fondamentaux régissant les relations de l’Église
orthodoxe russe avec l’hétérodoxie, 1.1.
[xi]. Ibid., 1.18-19.
[xii]. Sur la position de
l’Église catholique-romaine, voir en particulier les documents de la
Congrégation pour la doctrine de la foi : « Sur l’expression “Églises
sœurs” » (30 juin 2000), « Domine Iesus » (6 août 2000), ch. IV,
16 ‑17 et « Subsistit in » (29 juin 2007).
[xiii]. Voir le document « Principes
fondamentaux régissant les relations de l’Église orthodoxe russe avec
l’hétérodoxie », 2.4.
[xiv]. Points de vue
orthodoxes sur l’unité des chrétiens, Font-de-Laval (sans date).
[xv]. Voir le document « Principes fondamentaux régissant les relations de l’Église orthodoxe
russe avec l’hétérodoxie », 2.5.
[xvi]. L’Église
orthodoxe hier et aujourd’hui, Paris, 1960, p. 178.
[xvii]. Voir le document « Principes fondamentaux régissant les relations de l’Église orthodoxe
russe avec l’hétérodoxie », 2.3.
Une mise au point claire, ferme et nécessaire.
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