mercredi 8 juin 2016

Jean-Claude LARCHET: Concile panorthodoxe/L’Église orthodoxe et les autres confessions chrétiennes



  
Jean-Claude LARCHET

À propos du mot « Églises » au pluriel utilisé dans les documents préparatoires du prochain concile pantorthodoxe, cet extrait du livre de Jean-Claude Larchet, L’Église, corps du Christ, tome 2, Les relations entre les Églises, Éditions du Cerf, 2012, chapitre 4 : L’Église orthodoxe et les autres confessions chrétiennes, p. 145-150.

L’unique Église du Christ

Selon plusieurs principes que nous avons examinés dans les chapi­tres précédents – en particulier la foi qu’a l’Église ortho­doxe dans le fait que l’Église ne peut être qu’une et catholique, et la conviction qu’elle a d’être elle-même cette Église une et ca­tholique (en tant qu’Église fondée le Christ et les apôtres n’ayant jamais altéré la foi et le mode de vie qu’ils lui ont communiqués, et donc en tant aussi qu’Église apostolique et sainte) –, l’Église orthodoxe se considère comme l’unique Église du Christ et ne peut reconnaître la qualité d’Église aux autres confes­sions chrétiennes.
Cette position a toujours été celle de l’Église orthodoxe.
Elle reste aujourd’hui encore soutenue par les ecclésiologues et théologiens ortho­doxes. Le P. Georges Florovsky déclare : l’Église orthodoxe « se sait être la gardienne de la foi aposto­li­que et de la Tradition dans leur intégrité et leur plénitude, et être dans ce sens la véritable Église, parce qu’elle a conscience de posséder le trésor de la grâce divine par la continuité du mi­nistère et la succession apostoli­que[i] ». « L’Église orthodoxe a [...] la conscience d’être la seule vraie Église », écrit le P. Jean Meyendorff[ii], qui note encore : « Face aux protestants comme face à l’Église romaine, l’Orthodoxie se pose comme la vraie Église dont les chrétiens d’Occident se sont sépa­rés[iii]. » Le P. Pla­cide Deseille note quant à lui :

L’ecclésiologie orthodoxe est demeurée pour l’essentiel, malgré des dis­torsions dues aux circonstances historiques et aux péchés des hommes, celle de l’Église ancienne, avec laquelle l’Église orthodoxe d’aujourd’hui se sent en parfaite continuité, sans rupture aucune. Elle a conscience d’être pure­ment et simplement l’Église de Dieu. Elle ne peut considérer les autres confessions chrétiennes que comme des membres détachés de l’unité ecclé­siale, pleinement conservée en elle. Sa tradition a pour contenu normatif ce que tous les chrétiens, avant l’époque des séparations, ont considéré ensem­ble comme faisant partie du dépôt apostolique, qu’il s’agisse de la foi elle-même ou de la vie ecclésiale[iv].

Cette position est également soutenue par des membres émi­nents de la hiérarchie orthodoxe, dont certains sont cependant très impli­qués dans le courant œcuméniste. Le métropolite Maxime de Stavropolis du pa­triarcat de Constantinople souligne :

L’Orthodoxie n’est pas l’une des Églises, mais l’Église elle-même. Elle a préservé de manière exacte et authentique l’enseignement du Christ dans toute sa pureté. Au-delà d’une simple continuité et d’une consistance histo­riques sans faille, il existe en elle une authenticité ontologique et spirituelle. La même foi, le même Esprit, la même vie. C’est ce qui constitue le trait distinctif de l’Orthodoxie et qui justifie sa proclamation qu’elle est et de­meure l’Église[v].

Le patriarche œcuménique Bartholomée a fait quant à lui cette dé­claration devant les moines du Mont-Athos : « C’est l’Église ortho­doxe qui est la seule Église une, catholique et apostolique[vi]. »
Le métropolite (futur patriarche de Moscou) Kirill déclarait à pro­pos du document du Vatican Subsistit in affirmant que l’Église catho­lique-romaine est l’unique Église : « L’Église ortho­­doxe est l’héri­tière de plein droit, selon la ligne aposto­lique, de l’Église Une et an­cienne. C’est pourquoi nous rappor­tons avec plein droit à l’Église orthodoxe tout ce qui a été for­mulé dans le document catholique[vii]. »

Cette position figure également dans un certain nombre de décla­rations orthodoxes faites dans le cadre des institutions œcumé­nistes. La déclaration orthodoxe présentée à l’issue de l’Assemblée du COE tenue à Toronto en 1950 stipule : « Le fait d’appartenir au Conseil n’implique pas que chaque Église doive considérer les autres comme des Églises dans le vrai et plein sens du terme. »
Et celle d’Evanston en 1954 précise :

Nous sommes tenus de déclarer notre profonde conviction que l’Église orthodoxe seule a conservé en plénitude et intacte « la foi autrefois commu­niquée aux saints » [...] et que certains éléments fondamentaux qui consti­tuent la réalité de la plénitude de l’Église font défaut dans les communautés séparées[viii].

Cette position a été présentée dans des documents officiels par des Églises locales lorsque la nécessité s’en est fait sentir.
Le Saint-Synode de l’Église Orthodoxe en Amérique (OCA) dé­clare dans une lettre encyclique :

Il est de notre devoir comme évêques de l’Église et gardiens de la foi apostolique de confesser que l’Église ortho­doxe est l’unique Église du Christ. Nous le confessons parce que c’est notre conviction que, depuis le temps de notre Seigneur Jésus-Christ et de Ses Apô­tres, l’Église orthodoxe n’a accepté aucune fausse doctrine et au­cune fausse norme de vie, en dépit de fautes accomplies collecti­vement ou indivi­duel­­lement par des membres de l’Église (cf. 1 Jn 1, 8[ix]).

Le concile épiscopal de l’Église orthodoxe russe, tenu à Moscou en août 2000, a promulgué une « Déclaration sur les Principes fonda­mentaux régissant les relations de l’Église ortho­­doxe russe envers l’hétérodoxie » dans laquelle il af­firme :

L’Église orthodoxe est la véritable Église du Christ, fondée par notre Sei­gneur et Sauveur Lui-même, l’Église que l’Esprit Saint a établie et qu’Il remplit, l’Église dont le Sauveur lui-même a dit : « Je bâtirai mon Église et les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle » (Mt 16, 18). Elle est l’Église Une, Sainte, Universelle et Apos­to­lique, gardienne et dispensatrice des Sacrements saints dans le monde entier, « colonne et fondement de la vérité » (1 Tm 3, 15). Elle porte en plénitude la responsabilité de diffuser la Vérité de l’Évangile du Christ, de même que la plénitude du pouvoir de témoigner de la « foi, transmise aux saints une fois pour toutes » (Jude 3[x]).

Et plus loin :

L’Église orthodoxe est la véritable Église, dans laquelle sont con­ser­­vées inaltérées la Sainte Tradition et la plénitude de la grâce salvatrice de Dieu. Elle a conservé dans leur totalité et dans toute leur pureté l’héritage des Apôtres et des saints Pères. Elle reconnaît l’iden­tité de sa doctrine, de sa structure liturgique et de sa pratique avec la prédication apostolique et la Tradition de l’Église Ancienne. L’Orthodoxie n’est pas un « attribut national et culturel » de l’Église d’Orient. L’Orthodoxie est une qualité interne de l’Église, la conser­vation de la vérité doctrinale, de la structure liturgique et hié­rar­chique et des principes de vie spirituelle, demeurés sans inter­ruption ni changement dans l’Église depuis les temps aposto­liques[xi].

L’Église orthodoxe ne reconnaît pas la prétention analo­gue qu’a l’Église catholique-romaine de représenter la seule et uni­que Église, l’Église une et universelle[xii]. Forte de sa conviction que l’unité dans la confession de la foi orthodoxe et dans le mode de vie (ethos) relatif à celle-ci est le fondement de l’unité et de la catholicité de l’Église, elle considère que les écarts ac­complis par l’Église catho­lique-ro­maine, à partir du ixe siècle surtout, sur divers points dogma­tiques et ecclé­siologiques, par rapport à la foi des origines que sa propre Tra­dition a préser­vée, ont écarté l’Église catholique-romaine de l’Église même, ce qui a eu pour effet de la priver de la plé­ni­tude de la grâce et des moyens de la dispenser.
L’Église orthodoxe ne partage pas non plus la conception, que l’on trouve parmi les communautés issues de la Réforme, selon laquelle : 1) les divisions entre chrétiens qui se sont pro­duites dans l’histoire sont des divisions réelles de l’Église vi­sible ; 2) aucune Église empi­rique ne peut, en conséquence, s’identifier à l’Église de Dieu ; 3) l’unité de l’Église men­tion­née par le Credo existe cependant invi­si­blement ; 4) le but du mouvement œcuménique est de la mani­fester progressivement de manière visible ; 5) cette unité visible comportera une foi minimale commune, une intercommunion sacra­mentelle, une reconnaissance des ministères, tout en pouvant laisser subsister des différences dogma­tiques et institutionnelles préservant l’identité de chaque Église[xiii]. Le P. Placide Deseille écrit à ce sujet : « Il est évi­dent qu’une telle concep­tion ne peut appa­raî­tre, aux yeux des ortho­doxes, que comme une pan-hérésie, et il ne saurait être question pour eux d’y faire de quel­conques concessions[xiv]. »
Elle n’accepte pas non plus la théorie des branches (branch theory), d’origne anglicane, selon laquelle les différentes con­cep­tions chrétiennes seraient les branches équivalentes d’un même arbre, ayant leur unité profonde dans le même tronc, étant dans la même mesure catholiques et apostoliques, et par­tageant toutes, d’une façon complé­mentaire, l’héritage com­mun de l’Église indivise[xv].
L’Église orthodoxe ne voit pas l’Église indivise comme étant l’Église du premier millénaire, mais considère qu’elle est elle-même, aujour­d’hui comme hier, l’Église indivise. Le schisme scellé en 1054 n’a pas divisé l’Église, mais a divisé les chrétiens. Le P. Jean Meyen­dorff écrit à ce sujet :

L’unité chrétienne est une unité avec le Christ dans l’Esprit Saint, et non une unité entre hommes qui serait perdue dans l’histoire : cette unité est dans l’Église Une, qui ne saurait être divisée par les querel­les humaines. Les hommes ne peuvent diviser Dieu et Sa vérité pour les réunifier ensuite : ils peuvent les quitter puis y revenir. C’est à un retour de ce genre que l’Église orthodoxe appelle les autres chré­tiens : un retour à la foi des Apôtres et des Pères qu’elle a conscience d’avoir préservée dans sa plénitude[xvi].

On peut citer en conclusion cette affirmation du récent do­cument de l’Église orthodoxe russe « Principes fondamen­taux régissant les relations de l’Église orthodoxe russe avec l’hété­ro­doxie » :

L’Église orthodoxe affirme que l’unité authentique n’est possible que dans le sein de l’Église une, sainte, catholique et apostolique [qu’elle consi­dère être elle-même]. Tous les autres « modèles » d’unité sont irrece­va­bles[xvii].



NOTES

[i]. « Une vue sur l’Assemblée d’Amsterdam », Irénikon, 22, 1949, p. 10.
[ii]. L’Église orthodoxe hier et aujourd’hui, Paris, 1960, p. 179.
[iii]. Ibid., p. 180. Il ajoute : « Il y a donc là un exclusivisme tout aussi définitif que celui de Rome, mais au nom d’une notion différente de l’Église. »
[iv]. Points de vue orthodoxes sur l’unité des chrétiens, Font-de-Laval, 1984.
[v]. Episkepsis, 227, 15 mars 1980.
[vi]. Déclaration dans l’église du Protaton (Karyès, Mont-Athos) le 21 août 2008.
[vii]. Déclaration à l’Agence de presse Interfax le 10 juillet 2007.
[viii]L’Église orthodoxe hier et aujourd’hui, Paris, 1960, p. 179.
[ix]. Encyclical Letter of the Holy Synod of Bishops of the Orthodox Church in America on Christian Unity and Ecumenism, 1973, I, C, « The Orthodox Church is the True Church ».
[x]Principes fondamentaux régissant les relations de l’Église orthodoxe russe avec l’hétérodoxie, 1.1.
[xi]Ibid., 1.18-19.
[xii]Sur la position de l’Église catholique-romaine, voir en particulier les documents de la Congrégation pour la doctrine de la foi : « Sur l’expression “Églises sœurs” » (30 juin 2000), « Domine Iesus » (6 août 2000), ch. IV, 16 ‑17 et « Subsistit in » (29 juin 2007).
[xiii]. Voir le document « Principes fondamentaux régissant les relations de l’Église orthodoxe russe avec l’hétérodoxie », 2.4.
[xiv]. Points de vue orthodoxes sur l’unité des chrétiens, Font-de-Laval (sans date).
[xv]. Voir le document « Principes fondamentaux régissant les relations de l’Église orthodoxe russe avec l’hétérodoxie », 2.5.
[xvi]. L’Église orthodoxe hier et aujourd’hui, Paris, 1960, p. 178.
[xvii]. Voir le document « Principes fondamentaux régissant les relations de l’Église orthodoxe russe avec l’hétérodoxie », 2.3.




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