Saint Nicolas
Vélimirovitch, Homélies sur
les évangiles pour les dimanches et jours de fête. Introduction de
Jean-Claude Larchet, traduction du serbe de Lioubomir Mohailovitch, collection
« Grands spirituels orthodoxes du XXe siècle », L’Âge d’Homme, Lausanne,
2016, 680 p.
Ce gros volume rassemble 60 homélies de
saint Nicolas Velimirović (1881-1956) qui couvrent tout l’année liturgique à
travers ses trois cycles majeurs, à savoir: 1) celui de la Nativité (incluant
l’Annonciation et la Théophanie); 2) celui du Pré-Triode (période préparatoire
du Grand carême), du Triode (période du Grand carême), de la Grande semaine et
de Pâques; 3) celui de la Pentecôte (avec tous les dimanches « après »
la fête).
Il y a moins d’homélies que de fêtes et
de dimanches que n’en comptent ces cycles pour la raison que ces homélies sont
exclusivement des commentaires de l’évangile du jour, et que certaines péricopes
évangéliques sont lues plusieurs fois au cours de l’année liturgique.
Cette édition française présente une
différence par rapport à l’édition serbe, qui place en fin de volume les
homélies des cycles du Pré-Triode, du Triode, de la Grande Semaine et de Pâques:
ces homélies sont ici replacées parmi les autres de manière à respecter l’ordre
chronologique global de l’année liturgique, ce qui facilite aussi une lecture
continue.
Ces homélies datent de la période où
saint Nicolas Vélimirović était évêque de Bitolj et d’Ohrid, soit entre le
moment où il fut affecté à cette éparchie (fin 1920) et le moment de leur
publication (1925).
En tant que commentaires de l’évangile du jour, ces homélies
ont une visée essentiellement exégétique: il s’agit à chaque fois avant tout d’expliquer
et de commenter le contenu du texte.
Cependant, chaque homélie commence par
des considérations générales en rapport avec le thème principal ou un thème
essentiel de la péricope, qui pourraient suffire à constituer le sermon du jour
si l’auteur se proposait seulement de tirer un enseignement spirituel de
l’épisode relaté (ce à quoi se limitent beaucoup de prédicateurs).
Ces introductions donnent lieu à des
considérations plus personnelles, où l’on reconnaît le style lyrique très
caractéristique de l’évêque Nicolas, surtout en cette période qui suit de peu
celle de la composition des Prières sur
le lac, dont on retrouve certains accents typiques dans quelques homélies.
Mais la suite, le corps de chaque
homélie, est toujours une explication soigneuse, menée pas à pas, de la
péricope évangélique.
L’exégèse de Mgr Nicolas combine
harmonieusement le type antiochien (privilégiant le sens littéral ou
historique) et le type alexandrin (privilégiant le sens allégorique ou
symbolique) que distinguent les spécialistes.
1) D’une part, il s’attache beaucoup à la
littéralité du texte, à sa forme (il y a beaucoup de remarques linguistiques), à
son contenu historique, au contexte social et religieux, à la psychologie des
acteurs.
Mgr Nicolas fait presque toujours une
lecture synoptique, c’est-à-dire que dans son commentaire d’un évangile, il
tient compte de ce que disent sur le même sujet les évangiles parallèles,
souvent pour enrichir son commentaire, parfois pour justifier les différences qui
existent entre les récits. Par exemple, dans la 3e homélie pour la
fête de la Nativité où il commente Mt 2, 1-12, Mgr Nicolas note: « Luc
évoque l’empereur romain Auguste et les bergers de Bethléem, tandis que
Matthieu ne mentionne ni l’un ni les autres. En outre Matthieu cite Hérode, le
roi de Judée, et des mages venus d’Orient, alors que Luc ne les évoque pas.
Qu’est-ce que cela signifie? N’y a-t-il pas une insuffisance, une
imperfection ? Non, car il s’agit de la plénitude de deux sources, qui
s’additionnent et se complètent. » Dans l’homélie pour le 2e
dimanche après Pâques, il montre comment les évangélistes attribuent à Joseph
d’Arimathie des qualités différentes, mais comment celles-ci se complètent pour
dresser son portrait. Dans l’homélie pour le dimanche avant la Théophanie, il
constate que les quatre évangiles commencent différemment: « L’évangéliste Jean commence par l’éternité,
Matthieu par Abraham, Luc par la naissance terrestre du Sauveur et Marc par le
baptême dans le Jourdain. » Il se demande alors: « Pourquoi tous les
évangélistes ne commencent-ils pas par un début unique? » Et il répond que
cela veut exprimer apophatiquement la difficulté de définir l’origine « de Celui-qui-donne-la-vie et qui
est à l’origine de la vie ». Dans l’homélie pour le 2e dimanche
après Pâques, il rend ainsi compte des différences qui existent, dans le récit
de la venue au tombeau des femmes myrrhophores, entre les évangiles de
Matthieu, de Marc et de Luc quant à la place et au nombre des anges: « Le
fait que Matthieu raconte que l’ange de Dieu était assis sur la pierre détachée
du tombeau, alors que Marc dit que l’ange était à l’intérieur du tombeau ne
constitue nullement une contradiction. Les femmes ont pu d’abord voir l’ange assis
sur la pierre, puis entendre ensuite sa voix à l’intérieur du tombeau. Car un
ange n’est pas une créature charnelle et difficilement mobile : en un
instant, il peut apparaître là où il veut. Le fait que Luc mentionne deux anges
alors que Matthieu et Marc n’en évoquent qu’un seul, ne doit pas non plus
troubler les croyants. Quand le Seigneur est né à Bethléem, un ange s’est
soudain retrouvé parmi les bergers et “ils furent saisis d’une grande crainte
[…]. Et soudain se joignit à l’ange une troupe nombreuse de l’armée céleste”
(Lc 2, 9-13). Peut-être que des légions d’anges de Dieu ont assisté au
Golgotha à la résurrection du Seigneur; quel prodige y aurait-il donc à ce que
les femmes myrrhophores en aient vu tantôt un, tantôt deux? »
Quant à la
différence de forme qui existe entre les quatre évangiles, Mgr Nicolas
l’explique à la fois par leur complémentarité et par le souci de Dieu d’adapter
à chaque type de tempérament humain le mode d’expression qui lui convient le
mieux: « De façon générale, les quatre évangélistes, dont chacun constitue
une entité admirable, se complètent mutuellement comme une étoile complète une
autre étoile, comme l’été complète le printemps, et l’hiver l’automne. De même
que l’Est est inconcevable sans l’Ouest, et le Nord sans le Sud, de même un
évangéliste est inconcevable sans un autre, comme deux d’entre eux sans un
troisième ou trois sans le quatrième. De même que les quatre points cardinaux,
chacun à sa manière, révèlent la gloire et la grandeur du Dieu vivant et Trine,
de même les quatre évangélistes, chacun à sa manière, révèlent la gloire et la
grandeur du Christ Sauveur. Certains hommes, conformément à leur tempérament –
on compte quatre types principaux de tempéraments humains – trouvent plus de
sérénité et d’équilibre pour leur existence physique, en Occident, d’autres en
Orient, d’autres au Nord et d’autres au Sud. Pour celui qui ne trouve ni
sérénité ni équilibre pour son corps dans aucun des quatre points cardinaux, on
a l’habitude de dire que le monde n’est pas responsable de cela, mais lui-même.
De même certaines personnes, selon leur structure spirituelle et leur état
d’esprit, trouvent plus de repos et de remède spirituel chez l’évangéliste
Matthieu, d’autres chez Marc, d’autres chez Luc et d’autres chez Jean. Quant à
celui qui ne trouve sérénité et équilibre chez aucun des quatre évangélistes,
on peut dire que la responsabilité n’en incombe pas aux évangélistes, mais à
lui-même. On peut même affirmer librement qu’il n’y pas de remède à une telle
situation. Le Créateur de l’humanité est très sage et très miséricordieux. Il
connaît la diversité des hommes et les faiblesses de la nature humaine; aussi
a-t-Il mis quatre évangiles à notre disposition, afin de donner la possibilité
à chacun de nous, selon son inclination spirituelle, d’adopter un évangile plus
rapidement et facilement que les trois autres, de façon que cet évangile lui
serve de guide et de clé pour les trois autres » (Troisième homélie pour
la fête de la Nativité).
2) Mais d’autre part, Mgr Nicolas voit
dans les récits évangéliques des symboles, et dégage les différents autres sens
de l’Écriture, que, depuis Origène on désigne par les qualificatifs de « moral »
et « spirituel », et, depuis
saint Jean Cassien, par ceux d’ « allégorique », d’ « anagogique »
et de « tropologique ».
Par exemple, à propos de la parole du
Christ : « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez
fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait »
(Mt 25, 40), Mgr Nicolas écrit : « [Cette affirmation] revêt une
double signification, l’une apparente, l’autre intérieure. La signification
apparente est claire pour tout le monde: celui qui donne à manger à un homme
qui a faim, donne à manger au Christ; qui donne à boire à celui qui a soif,
donne à boire au Seigneur; qui donne un vêtement à l’homme nu, donne un
vêtement au Seigneur; qui accueille un étranger, accueille le Seigneur; qui
rend visite au malade, au malheureux ou au prisonnier, rend visite au Seigneur.
[…] La signification intérieure, elle, concerne le Christ en nous-mêmes. Dans
toute pensée lumineuse de notre esprit, dans tout sentiment généreux de notre
cœur, dans toute aspiration noble de notre âme en vue de l’accomplissement du
bien, apparaît le Christ en nous, par la force du Saint-Esprit. Toutes ces
pensées lumineuses, sentiments généreux et aspirations nobles, Il leur donne le
nom de “plus petits de [Ses] frères”. Il les appelle ainsi parce qu’ils
constituent en nous une minorité infime par rapport à la masse énorme de boue
terrestre et de méchanceté qui est en nous. Si notre esprit a faim de Dieu et
que nous lui permettons de se nourrir, nous avons nourri le Christ en
nous ; si notre cœur est dépourvu de toute bonté et générosité divine, et que
nous lui permettons de se vêtir, nous avons revêtu le Christ en nous; si notre
âme est malade et emprisonnée par notre propre méchanceté et nos mauvaises
actions, et que nous nous souvenons des autres et leur rendons visite, nous
avons visité le Christ en nous. En un mot, si nous donnons protection à l’autre
homme qui est en nous, celui qui a occupé jadis le premier rôle et qui
représente le juste, écrasé et humilié par l’homme mauvais, le pécheur, qui est
aussi en nous, nous donnons protection au Christ en nous-mêmes. Petit, tout
petit, est le juste qui est en nous; énorme, immense, est le pécheur qui est en
nous. Mais le juste qui est en nous est le petit frère du Christ, alors que le
pécheur qui est en nous est un adversaire du Christ de la taille de Goliath.
Par conséquent, si nous protégeons le juste qui est en nous, si nous le rendons
libre, si nous lui donnons des forces et l’amenons vers la lumière, si nous
l’élevons au-dessus du pécheur afin qu’il puisse régner totalement sur le
pécheur, alors nous pourrions dire comme l’apôtre Paul: “Ce n’est plus moi qui
vis, mais le Christ qui vit en moi” (Ga
2, 20) » (Homélie pour le dimanche de Carnaval).
Un autre exemple d’interprétation selon
l’esprit et non selon la lettre est celui des dix commandements, que le Christ
recommande au jeune homme riche de suivre (Mt 19, 17-19): « Tous les
commandements mentionnés ont un sens profond particulier pour les gens riches.
Ainsi, Tu ne tueras pas signifie: en
prenant trop soin de ton corps dans la richesse et le luxe, tu es en train de
tuer l’âme. Tu ne commettras pas
d’adultère signifie: l’âme est destinée à Dieu comme la fiancée à son
fiancé; si l’âme s’attache excessivement à la richesse et à l’éclat terrestres,
au faste et aux plaisirs éphémères, elle commet ainsi un adultère envers son
fiancé éternel, Dieu. Tu ne voleras pas signifie:
ne vole pas l’âme au profit du corps ; ne t’épargne aucun souci ni effort
que tu dois consacrer à ton âme, et n’en fais pas don au corps. Celui qui est
riche en surface devient habituellement pauvre à l’intérieur. Et d’habitude –
mais pas toujours – toute la richesse de l’homme extérieur correspond à un vol
commis au dépens de l’homme intérieur: un corps qui a grossi correspond à une
âme amaigrie; des parures corporelles fastueuses correspondent à une nudité
spirituelle; l’éclat extérieur à l’obscurité intérieure; la force extérieure à
l’impuissance intérieure. Tu ne porteras
pas de faux témoignage signifie: ne justifie en rien ton amour pour
les richesses et la négligence de ton âme, car cela consiste à inverser la
vérité divine et faire un faux témoignage devant Dieu et ta conscience. Honore ton père et ta mère signifie :
ne rends pas seulement hommage à toi-même, car cela te perdra; honore ton père
et ta mère, par qui tu es venu au monde, afin d’apprendre ainsi à honorer Dieu,
grâce à qui tes parents et toi êtes venus au monde. Tu aimeras ton prochain comme toi-même signifie : dans ce
cours élémentaire d’entraînement au bien [où nous sommes présentement], il te
faut apprendre à aimer ton prochain, afin de t’élever au niveau où l’on est en
mesure d’aimer Dieu. Aime ton prochain, car cet amour te préservera de
l’amour-propre qui peut te faire périr. Aime les autres hommes comme toi-même, afin de te soumettre,
t’abaisser et te mettre au niveau des autres hommes à tes propres yeux. Faute
de quoi l’orgueil qui découle de la richesse, prédominera en toi et te
précipitera en enfer » (Homélie pour le 12e dimanche après la
Pentecôte).
On peut encore citer comme exemple
caractéristique de l’exégèse allégorique de Mgr Nicolas, son commentaire de la
parabole du bon samaritain: « Le
fait de bander les plaies correspond au contact direct du Christ avec le
genre humain malade. Par Sa bouche très pure, Il parlait aux hommes à
l’oreille, par Ses mains très pures Il a effleuré des yeux morts, des oreilles
sourdes, des corps envahis par la lèpre, des cadavres. C’est avec un onguent
qu’on panse les plaies. Le Seigneur Lui-même est cet onguent pour l’humanité
pécheresse. Il s’est Lui-même proposé pour panser les plaies de l’humanité. L’huile et le vin symbolisent la
miséricorde et la vérité. […] De même que l’huile adoucit la blessure du corps,
de même la miséricorde divine adoucit l’âme tourmentée et aigrie des hommes; de
même que le vin semble aigre mais réchauffe les entrailles, de même la vérité
et la justice de Dieu paraissent aigres à l’âme pécheresse, mais une fois
plongées en elle, elles la réchauffent et la rendent plus forte. La monture désigne le corps humain dans
lequel le Seigneur Lui-même s’est incarné afin d’être plus proche et plus compréhensible.
De même que le bon berger, quand il trouve une brebis perdue, la met sur son
épaule et la porte joyeusement jusqu’à la bergerie, de même le Seigneur se
charge Lui-même des âmes égarées afin qu’elles se retrouvent là où Il est. […]
Le Seigneur est le bon Pasteur, qui est venu rechercher Ses brebis afin de les
mettre à l’abri des loups avec Son corps. […] Dans Sa douceur infinie et Son
amour infini pour l’humanité blessée et à demi-morte, le Seigneur vivant et
immortel revêtit Lui-même cette tenue charnelle afin que, en tant que Dieu, Il
soit plus accessible aux hommes, plus abordable comme Médecin, et plus
reconnaissable pour les brebis comme Pasteur. L’hôtellerie correspond à l’Église sainte, catholique et
apostolique, tandis que l’hôtelier
désigne les Apôtres et leurs successeurs, pasteurs et maîtres de l’Église.
L’Église a été fondée pendant la vie terrestre du Christ, car il est dit que le
Samaritain a conduit le blessé à l’hôtellerie et prit soin de lui. Le Seigneur est le fondateur de l’Église et
son premier ouvrier. […] Les deux deniers
désignent, selon certains exégètes, les deux Testaments laissés par
Dieu aux hommes: l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. C’est
l’Écriture sainte, la sainte Révélation de la miséricorde et de la vérité divines.
Nul ne peut être sauvé du péché, des blessures infligées à son âme, tant qu’il
n’a pas connu la miséricorde et la vérité divines, révélées dans l’Écriture
Sainte. […] Mais ces deux deniers désignent aussi les deux natures du Seigneur
Jésus, la divine et l’humaine. Le Seigneur a apporté ces deux natures dans ce
monde et les a mises au service du genre humain. Nul ne peut se sauver des
blessures terribles du péché, sans reconnaître ces deux natures du Seigneur
Jésus. Car les blessures du péché se guérissent par la miséricorde et la vérité;
l’un de ces remèdes sans l’autre, n’est pas un remède. Le Seigneur n’aurait pas
pu montrer une miséricorde parfaite envers les hommes, s’Il n’était pas né dans
le corps d’un homme; et Il n’aurait pu, comme homme, découvrir la vérité
parfaite, s’Il n’était pas Dieu. Les deux deniers désignent aussi le corps et
le sang du Christ, où les pécheurs trouvent remède et nourriture à l’Église. Le
blessé a besoin d’être pansé, oint et nourri. Telle est la médication parfaite.
Il a besoin de nourriture, de bonne nourriture. De même qu’une bonne
nourriture, que les médecins prescrivent au malade couché dans son lit, change,
fortifie et purifie le sang, c’est-à-dire ce qui constitue le fondement de la
vie organique de l’homme, de même cette nourriture divine, le corps et le sang
du Christ, transforme fondamentalement, fortifie et purifie l’âme humaine. […] À mon retour : ces mots se réfèrent
à la deuxième venue du Christ. Quand
Il reviendra comme Juge, non dans une tenue humiliante en peau de bête, mais
dans Son éclat et Sa gloire immortels, alors les hôteliers – les pasteurs et les enseignants de Son Église
– Le reconnaîtront comme le Samaritain qui leur confia jadis la tâche de
prendre soin des âmes malades des pécheurs » (Homélie pour le 25e
dimanche après la Pentecôte).
Le style de Mgr Nicolas est lyrique et
souvent grandiose, autant que le permettent les contraintes d’une exégèse qui
ne néglige aucun détail du texte. C’est dans les parties introductives surtout
que s’exerce pleinement le talent de celui qu’à juste titre on a surnommé
« le Chrysostome serbe ».
On retrouve aussi dans ces homélies,
malgré l’obligation de coller à un texte déjà bien connu des auditeurs ou des
lecteurs, la capacité extraordinaire – et doit-on dire: géniale – qu’a l’évêque Nicolas de se renouveler
constamment, d’avoir une approche sans cesse originale tout en préservant un
contenu parfaitement traditionnel.
C’est pourquoi ses homélies, bien
qu’elles portent sur des textes souvent répétés et souvent commentés, ne donnent
jamais une impression de redite, de déjà lu ou de déjà entendu, mais
renouvellent, d’une manière vivante et souvent inattendue, notre approche de l’évangile
et des fêtes qui sont en relation avec ses différents épisodes.
(Extrait de l’Introduction de Jean-Claude
Larchet)
Voici, à titre d’exemple, l’homélie pour
ce dimanche, qui précède immédiatement l’entrée dans le Grand Carême, et qui
est appelé « dimanche de la tyrophagie » (« dernier jour de la
consommation de laitages » et de tout autre produit animal), ou
« dimanche du pardon » car lors des Vêpres les fidèles se demandent
pardon l’un à l’autre pour toutes les fautes commises l’un envers l’autre,
consciemment ou inconciemment, pendant le temps qui a précédé, selon une tradition
qui remonte aux premiers siècles. L'homélie évoque le combat spirituel que les
fidèles vont livrer au cours du Carême, le pardon mutuel qui est la condition
préalable de toute démarche spirituelle fructueuse, l’importance du jeûne
que les chrétiens orthodoxes vont pratiquer pendant toute cette période, le
renoncement aux richesses matérielles qui doit l'accompagner.
HOMÉLIE
POUR LE DIMANCHE DE LA TYROPHAGIE
Évangile
sur le jeûne (Mt 6, 14-21)
Ne pas se rendre à l’ennemi, telle est la
règle fondamentale pour le soldat dans le combat. Le chef de guerre met en
garde par avance chaque soldat de se méfier des ruses de l’adversaire, pour ne
pas y tomber et être fait prisonnier. Isolé, affamé, grelottant et peu vêtu, le
soldat sera fortement tenté de se rendre à l’ennemi. Sa situation sera utilisée
de diverses façons par l’adversaire rusé. Bien qu’il soit lui-même affamé, il
jettera un peu de pain au soldat d’en face, pour lui montrer qu’il a de la
nourriture en abondance. Et si le soldat grelotte, la tenue déchirée, il lui
donnera quelque vêtement, pour lui montrer qu’il en possède plus que
nécessaire. Il lui transmettra aussi des lettres où il se vantera que sa
victoire est tout à fait assurée ; il mentira au pauvre soldat, lui
faisant croire que de nombreux régiments de son armée, placés à sa droite et à
sa gauche, se sont déjà rendus, que son général a prétendument été tué ou que
son monarque a demandé la paix! Il lui promettra un retour rapide dans son
foyer, une belle situation, de l’argent et tout ce qu’un homme dans un grand
dénuement peut seulement rêver de posséder. Toutes ces ruses et chausse-trappes
de l’adversaire, le chef militaire les signale par avance aux soldats et les
avertit de n’y accorder aucun crédit, mais de tenir leur position, de ne pas se
rendre et de rester fidèles à leur drapeau, même au prix de la mort.
Ne pas se rendre à l’ennemi, est une
règle fondamentale aussi pour le soldat du Christ engagé dans la lutte avec
l’esprit maléfique de ce monde. Le Christ, en tant que Roi et Chef de guerre, nous
décrit tout par avance et nous met en garde contre tout. Voici que je vous ai prévenus (Mt 24, 25; Jn 14, 29), dit-Il à Ses
disciples. Le danger est immense et l’ennemi du genre humain est plus terrible
et plus rusé que tout autre ennemi éventuel. C’est ce qu’exprime le Seigneur
dans un autre passage: voici que Satan
vous a réclamés pour vous cribler comme le froment (Lc 22, 31). Satan ne
cesse de réclamer les hommes, et cela dès le jour où il a trompé le premier
homme; depuis ce jour il prétend avoir un droit sur le genre humain, qu’il veut
enlever à Dieu comme étant à lui. Par toutes sortes de ruses, il attire les
soldats du Christ à lui, cherchant à les séduire par de fausses promesses et
leur montrant ses richesses. Nul n’est plus affamé que lui, mais il montre du
pain aux hommes qui ont faim et les appelle à se rendre. Nul n’est plus nu que
lui, mais il appâte les hommes avec les couleurs de sa tenue mensongère et
transparente. Nul n’est plus misérable que lui, mais, tel un magicien de foire,
il frotte une pièce de monnaie contre une autre, faisant habilement croire aux
spectateurs crédules qu’il possède des millions. Nul n’est plus ruiné que lui,
mais il ne cesse d’accumuler des mensonges, comme s’il était vainqueur, comme
si les armées du Christ étaient battues, comme si le Christ s’était échappé du
champ de bataille pour se cacher. Il est
le mensonge et le père du mensonge, et toute sa force et son pouvoir ne
résident que dans le mensonge. En mettant en garde Ses disciples contre toutes
les ruses et les armes du diable, le Seigneur Jésus les a instruits, par
l’exemple et en paroles, sur la manière de s’opposer à tout et sur les armes à
utiliser dans ce combat.
Avant tout, c’est Lui, le Christ, qui est
notre arme principale, à nous, Ses disciples. Sa présence à nos côtés et Sa
force en nous, sont notre arme principale. Ses dernières paroles, inscrites
dans l’Évangile, sont: Et voici que je
suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde (Mt 28, 20). Et voilà,
en vérité, que Sa présence s’est manifestée à travers les siècles et les
siècles dans des millions de Ses combattants intrépides, apôtres, martyrs,
confesseurs, pères théophores, jeunes filles pieuses et saintes. Sa présence
s’est non seulement manifestée dans les époques passées, mais elle se manifeste
encore aujourd’hui, de manière évidente et indubitable pour quiconque ne s’est
pas tout à fait livré à l’esprit maléfique; non seulement Elle se manifeste
aujourd’hui, mais à la fin même du temps, apparaîtront des théophores aussi
forts que l’ont été Hénoch et Élie (Ap 11, 3). Tout aussi évidente et
indubitable est la force de Son corps et de Son sang, de Son martyre, de Ses
paroles, de Sa croix vénérable et vivifiante, de Sa résurrection et de Sa
gloire immortelle. Vous, qui êtes convaincus de cette force invincible du
Christ, qui circule tel un courant électrique à travers Ses fidèles, dites-le
aux autres! Quant à vous, qui n’avez pas encore été convaincus mais souhaitez
l’être, faites tout ce que l’Évangile recommande de faire, et vous serez convaincus.
Laissez donc ceux qui doutent avec malveillance, continuer à douter. Ils ne
font pas mal à Dieu, mais à eux-mêmes; ils ne doutent pas au détriment de Dieu,
mais d’eux-mêmes. Viendra bientôt le temps où ils ne pourront plus douter, et
où il ne leur sera plus possible de croire.
En dehors même de la présence et de la
force du Christ, qui sont notre arme principale dans la lutte contre l’esprit
mauvais, le Seigneur Jésus a recommandé d’autres sortes d’armes que nous devons
forger nous-mêmes, avec Son aide. Ces armes sont : le repentir
ininterrompu, la miséricorde continue, la prière incessante, la joie
ininterrompue dans le Seigneur Jésus et la peur du Tribunal et de la déchéance
spirituelle; puis la capacité d’endurer volontairement des souffrances pour Lui
avec foi et espérance, la pratique du pardon des offenses, la faculté de
considérer ce monde qui existe comme s’il n’existait pas, la communion à Ses
saints mystères, la pratique des veilles et du jeûne. Nous mentionnons le jeûne
à la fin, non parce que le carême est l’arme la moins importante – Dieu nous en
préserve! – mais seulement parce que l’évangile de ce jour porte sur le jeûne,
qu’il nous importe maintenant d’interpréter.
Si
vous ne remettez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous remettra pas vos
manquements (Mt
6, 14). Ainsi commence l’évangile de ce jour. Pourquoi commence-t-il ainsi? On
se dira: quel rapport y a-t-il avec le jeûne? Il y a des rapports, très
étroits, comme il existe aussi des rapports entre le jeûne et la fin de l’évangile
de ce jour, qui n’évoque pas le jeûne, mais l’accumulation des richesses, non
sur terre mais au ciel, où il n’y a point
de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent (Mt
6, 20). Car quand on comprend le jeûne dans sa véritable signification
chrétienne, et non dans celle des légalistes et des pharisiens, alors le pardon
des offenses et l’abstinence par rapport à l’amour de l’argent correspondent à
un jeûne, et même le jeûne principal, ou si on préfère, le fruit principal du
jeûne. En vérité, l’abstinence devant la nourriture ne représente que très peu
de valeur, si elle ne s’accompagne pas de la volonté de ne pas rendre les
offenses subies et de ne pas succomber aux illusions des richesses terrestres.
Le Seigneur ne nous ordonne pas par la
force de Son pouvoir de pardonner les péchés aux hommes. Il nous laisse le
choix de pardonner ou de ne pas pardonner. Il ne veut pas porter atteinte à
notre liberté et nous imposer de force de faire quelque chose, car dans ce cas
nos actes ne seraient en fait pas les nôtres mais les Siens; ils n’auraient
donc pas la valeur qu’ils revêtent quand nous les accomplissons librement et
volontairement. En vérité, Il ne nous ordonne pas par la force, mais nous prévient
de ce qui va nous arriver: votre Père non
plus ne vous remettra pas vos manquements. Qui nous pardonnera alors nos
péchés si Dieu ne le veut pas? Personne, ni au ciel ni sur terre, personne. Les
hommes ne nous pardonneront pas, car nous ne leur pardonnons pas non plus, et
Dieu ne nous pardonnera pas car les hommes ne nous pardonnent pas. Où
serons-nous alors? Nous passerons alors ce siècle sous une montagne de péchés,
alors que dans l’autre monde le poids de cette montagne sera accru pour toute
l’éternité. Aussi faut-il nous entraîner à ne pas rendre aux hommes les
offenses qu’ils nous ont faites, à ne pas rendre le mal pour le mal, et à ne
pas payer par le péché celui qui a été commis. Quand on voit un homme ivre
tomber dans la boue, va-t-on se coucher dans la boue à ses côtés, ou va-t-on
essayer de le relever et de le faire sortir de la boue? Si ton frère a enfoui
son âme dans la boue du péché, pourquoi devrais-tu vautrer ton âme dans cette
même boue? Aussi faut-il t’abstenir de commettre ce que ton frère a fait, et te
dépêcher de le redresser et de le purifier, afin que toi aussi, le Père céleste
te redresse et te purifie de tous tes péchés, commis en secret et en public, et
te place parmi Ses anges lors du Jugement dernier.
Quand
vous jeûnez,
dit le Seigneur, ne vous donnez pas un
air sombre comme font les hypocrites : ils prennent une mine défaite, pour
que les hommes voient bien qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le dis, ils
tiennent déjà leur récompense (Mt 6, 16). Hypocrites sont ceux qui ne
jeûnent pas pour le Seigneur, ni pour leur âme, mais pour les hommes :
pour que les hommes voient qu’ils jeûnent et leur adressent des louanges. Comme
tout le monde ne peut observer chaque jour ce qu’ils mangent et boivent, ils
s’efforcent d’adopter une physionomie telle que les gens puissent comprendre
qu’ils jeûnent d’après leur visage. Ils prennent une mine défaite, prennent un
air pâle et triste, renfrogné et préoccupé. Ils ne se parfument pas le visage
et ne le lavent pas. Les gens les observent, s’émerveillent devant eux et les
louent. Les gens les récompensent par leur émerveillement, rémunèrent leur
jeûne avec des compliments. Qu’ont-ils à attendre de plus de la part de Dieu?
Ils n’ont même pas jeûné à cause de Dieu. Ils ont jeûné à cause des hommes.
Quelle récompense peuvent-ils attendre pour leur âme? Ils n’ont pas jeûné à
cause de leur âme. Ils ont jeûné à cause des hommes et les hommes leur ont
tressé des louanges pour cela. En vérité, ils ont reçu leur récompense. Et Dieu
n’a pas de dette à leur égard, et Il ne leur donnera rien pour leur jeûne dans
l’autre vie.
Pour
toi, quand tu jeûnes, dit le Seigneur, parfume ta tête et lave ton visage, pour que ton jeûne soit connu, non
des hommes, mais de ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui
voit dans le secret, te le rendra (Mt 6, 17-18). Telle est la règle
principale du jeûne. Son sens apparent est clair. Quand tu jeûnes, tu jeûnes à
cause de Dieu et à cause du salut de ton âme, et non à cause des hommes. Il
n’est absolument pas important que les hommes voient et sachent que tu jeûnes,
il est même préférable pour toi qu’ils ne le voient pas et ne le sachent pas.
Tu n’attends d’ailleurs aucune récompense des hommes. Car que pourraient te
donner ceux qui, eux-mêmes, attendent tout de Dieu, comme toi? Il est important
que Dieu voie et sache. Or, Dieu le verra en tout cas, car rien ne peut être
caché de Lui. Aussi ne faut-il pas montrer qu’on jeûne, par quelque signe
extérieur. Dieu ne lit pas dans ton cœur sur des signes extérieurs; Il le lit
de l’intérieur, du cœur lui-même. De même qu’on s’est parfumé la tête avant le
carême, de même on peut la parfumer ainsi pendant le carême; de même qu’on
s’est lavé le visage avant le carême, de même on peut le laver pendant le
carême. Le fait de se parfumer ou non la tête n’augmentera pas ton mérite
devant Dieu; le fait de se laver ou non le visage ne contribuera ni à sauver
ton âme ni à la perdre.
Ces paroles du Christ: parfume ta tête et lave ton visage, prononcées
avec tant de résolution, possèdent une signification intérieure profonde. Car
si le Seigneur n’avait pensé qu’à la tête et au visage au sens charnel, Il
n’aurait certainement pas donné le commandement de parfumer la tête et laver le visage pendant le carême, mais aurait
simplement dit qu’il était accessoire et insignifiant pour la fécondité du
carême de se parfumer ou non la tête et de se laver ou non le visage. À
l’évidence, ces paroles du Christ revêtent un sens caché. Autrement, celui qui
aurait compris ce commandement explicite du Christ d’après sa signification
apparente, puis entrepris pendant le carême de parfumer sa tête et de se laver
le visage, serait tombé dans une autre sorte d’hypocrisie. Un tel homme aurait
lui aussi exhibé sa manière de jeûner devant les autres, mais de façon
différente. Or, le Seigneur a précisément voulu déshabituer les hommes d’agir
ainsi. Il est hors de doute, par conséquent, que ce commandement possède un
sens intérieur. Lequel? Semblable à celui que l’apôtre Paul donne à la
circoncision, en soulignant que la circoncision dans le cœur est salvatrice et
en considérant que la circoncision au-dehors équivalait à l’absence de
circoncision (Rm 2, 29). Parfumer sa tête signifie donc se parfumer l’esprit
avec le Saint-Esprit. Car la tête désigne l’esprit et l’âme entière, tandis que
l’huile parfumée, dont on enduit la tête, le Saint-Esprit. Cela signifie qu’il
faut s’abstenir de toutes mauvaises pensées et se priver de prononcer des
paroles laides et inutiles et qu’il importe, au contraire, de remplir son
esprit de pensées liées à Dieu, la religion, la pureté, la foi et l’amour et
tout ce qui est digne du Saint-Esprit. Il faut agir de même avec sa
langue ; si l’on dit des mots, il ne faut prononcer que ceux destinés à
proclamer la gloire de Dieu et au salut de l’âme. Il faut également se
comporter ainsi avec son cœur: s’abstenir de tout sentiment de haine et de
méchanceté, de jalousie et de lubricité; il faut s’abstenir de tout cela et
laisser l’Esprit Saint semer sur le champ de ton cœur, toutes sortes de
semences divines et agréables à Dieu ainsi que des fleurs célestes. Il faut
agir de même avec la volonté de ton âme: s’abstenir de toutes intentions
pécheresses et actions pécheresses, s’abstenir de tout mal et laisser l’Esprit
Saint parfumer, telle une huile parfumée, ton âme obstinée, guérir ses blessures,
la redresser vers Dieu, lui rendre chères les bonnes actions, la remplir de la
soif de tout bien qui est en Dieu.
C’est ce que signifient les
paroles : parfume ta tête. En un
mot : contenir et retenir l’homme intérieur en nous, qui tient le rôle
fondamental, de tout mal et le diriger uniquement vers le bien.
Que signifient les paroles : et lave ton visage? Le visage désigne
l’homme extérieur, charnel, sensuel, en un mot: le corps humain. C’est par le
corps que l’âme se manifeste aux yeux du monde. Pour Dieu, l’âme est le visage
de l’homme, mais pour le monde, le corps est le visage de l’homme. C’est par
nos sens et nos organes que nous annonçons au monde ce que nous pensons, ce que
nous ressentons et ce que nous voulons. La langue exprime ce que l’esprit
pense, les yeux montrent ce que le cœur ressent et les pieds accomplissent ce
que la volonté de l’âme souhaite.
Lave
ton visage signifie:
purifie ton corps de tout acte de péché, toute impureté et toute méchanceté.
Tiens tes sens éloignés de tout ce qui est superflu et ruineux. Empêche tes
yeux d’errer sans cesse devant le chatoiement de ce monde; empêche tes oreilles
de prêter attention à ce qui ne contribue pas au salut de l’âme; empêche ton
nez d’enivrer l’âme avec les parfums de ce monde, qui se changent rapidement en
puanteur; empêche ta langue et ton ventre de se jeter sur une abondance de
nourriture et de boissons ; de façon générale, empêche ton corps de
s’amollir et d’exiger plus de toi que ce qui est nécessaire pour subsister. En
outre, empêche tes mains de frapper et de torturer des hommes ou du bétail;
empêche tes pieds de marcher vers le péché, les réjouissances folles, les fêtes
impies, d’aller au combat ou de participer à un vol; et à l’opposé de tout
cela, oriente ton corps afin de devenir le temple véritable de ton âme – non
une auberge au bord de la route où les bandits s’arrêtent pour partager le
butin et préparer un nouveau plan d’enlèvement – mais le temple du Dieu vivant.
C’est ce que signifient les mots: Lave ton visage. Il s’agit d’un jeûne
qui mène au salut. C’est un jeûne recommandé par le Christ; un jeûne où il n’y
a pas d’hypocrisie; un jeûne qui expulse et proscrit les esprits maléfiques et
apporte à l’homme une victoire glorieuse ainsi que des fruits abondants dans ce
monde comme dans l’autre.
Il est important d’observer ici que le
Christ mentionne d’abord la tête, puis le visage, c’est-à-dire d’abord l’âme,
puis le corps. Les hypocrites ne jeûnaient que charnellement, tout en montrant
aux hommes ce jeûne par le corps. À l’inverse, le Christ souligne d’abord le
jeûne intérieur, spirituel, puis l’extérieur, corporel, non par sous-estimation
du jeûne corporel – Lui-même a jeûné physiquement – mais pour commencer par le
début, pour éclaircir la source puis la rivière, pour purifier d’abord l’âme,
puis le miroir de l’âme. L’homme doit d’abord, par l’esprit, le cœur et la
volonté, adopter le jeûne, puis ensuite l’accomplir volontairement et
joyeusement. De même qu’un peintre fait d’abord l’ébauche d’un tableau avec son
esprit, puis l’exécute rapidement et joyeusement avec sa main. C’est ainsi que
le jeûne corporel doit être une joie, non une tristesse. C’est pourquoi le
Seigneur utilise des mots évoquant le fait de se parfumer et de se laver; car
de même que ces deux choses sont une source de plaisir et de joie pour l’homme
physique, de même le jeûne – le jeûne spirituel et corporel – doit créer du
plaisir et de la joie pour l’homme spirituel. Le jeûne est une arme, une arme
très puissante dans le combat contre l’esprit maléfique. Quand il perd son
arme, le soldat au combat est triste car, sans armes, il doit s’enfuir ou se
rendre. Mais quand il reçoit une arme, il est joyeux car il peut alors tenir sa
place et opposer une résistance à l’adversaire. Comment le chrétien ne se
réjouirait-il pas quand il se retrouve armé, grâce au jeûne, contre le démon le
plus sombre de son âme? Comment son cœur ne tressaillirait-il pas et son visage
ne s’éclairerait-il pas en voyant entre ses mains une arme, devant laquelle le
démon s’enfuit sans ménagement?
L’avidité rend l’homme morose et peureux,
tandis que le jeûne le rend joyeux et courageux. De même que l’avidité pousse à
une avidité accrue, de même le jeûne pousse à une endurance de plus en plus
grande et longue. Le roi David s’est entraîné à jeûner si longtemps qu’il a
dit : à tant jeûner, mes genoux
fléchissent (Ps 108, 24). Quand l’homme voit les bienfaits du jeûne, il se
met à aimer le jeûne de plus en plus. Or, les bienfaits du jeûne sont
innombrables.
Par le jeûne, l’homme soulage le corps et
l’esprit des ténèbres et de l’obésité. Le corps devient léger et alerte, alors
que l’esprit devient lumineux et clair.
Par le jeûne, l’homme élève son âme
au-dessus de la prison terrestre et progresse à travers les ténèbres de la vie
animale vers la lumière du Royaume de Dieu, c’est-à-dire vers sa demeure.
Le jeûne rend l’homme fort, résolu et
courageux, aussi bien devant les hommes que devant les démons.
Le jeûne rend l’homme généreux, doux,
charitable et obéissant.
Le jeûne rend Moïse digne de recevoir la
Loi des mains de Dieu.
Par le jeûne, Élie ferma le ciel et il
n’y eut pas de pluie pendant trois ans; par le jeûne, il fit descendre le feu
sur les idolâtres et par le jeûne, il se rendit si pur qu’il put s’entretenir
avec Dieu sur le mont Horeb.
Par le jeûne, Daniel se sauva des lions
dans la fosse et trois jeunes gens furent délivrés de la fournaise de feu
ardent.
Par le jeûne, le roi David éleva son cœur
vers Dieu et la grâce divine descendit sur lui et il entonna les prières les
plus douces et les plus délicates qu’aucun mortel ait jamais, avant le Christ,
adressées à Dieu.
Par le jeûne, le roi Josaphat écrasa sans
combat ses adversaires, les Moabites et les Ammonites (2 Ch, 20, 23).
Par le jeûne, les Juifs furent sauvés des
persécutions menées par le ministre du roi, Aman (Est 4, 3).
Par le jeûne, la cité de Ninive fut
sauvée de la destruction prédite par le prophète Jonas.
Par le jeûne, Jean le Baptiste devint le
plus grand homme parmi tous ceux nés d’une femme.
C’est avec l’arme du jeûne que saint
Antoine triompha de toutes les hordes du démon et les chassa loin de lui. Saint
Antoine est-il le seul à l’avoir fait ? Non, car d’innombrables armées de
saints du Christ se sont purifiés par le jeûne, se sont fortifiés par le jeûne
et sont devenus les plus grands héros de l’histoire humaine. Car ils ont vaincu
ce qui est le plus difficile à vaincre : eux-mêmes. Et en triomphant
d’eux-mêmes, ils ont vaincu le monde et Satan.
Enfin, le Seigneur Jésus n’a-t-Il pas
commencé Son œuvre divine de salut des hommes par un jeûne long de quarante
jours? Et n’a-t-Il pas montré ainsi clairement que nous aussi, nous devons
commencer la vie chrétienne véritable par le jeûne? D’abord le jeûne; tout le
reste se produit avec le jeûne et à travers le jeûne. Par Son exemple, le Seigneur
nous a montré quelle arme puissante est le jeûne. Avec cette arme, Il a vaincu
Satan dans le désert et triomphé ainsi de trois principales passions
sataniques, qui permettent à Satan d’accéder librement à nous: l’amour des
voluptés, l’amour des honneurs et l’amour de l’argent, trois passions
destructrices et trois pièges énormes dans lesquels l’ennemi maléfique du genre
humain cherche à attirer les soldats du Christ.
Mais c’est l’amour de l’argent qui
facilite et rend possibles toutes les autres passions; c’est lui qui est, selon
l’apôtre Paul, la racine de tous les maux
(1Tm 6, 10). C’est pourquoi le Seigneur Jésus termine Son enseignement sur
le jeûne en nous mettant en garde de ne pas succomber à l’amour de l’argent, à
nous abstenir de l’accumulation fatale pour l’âme de richesses terrestres, qui
éloigne notre cœur de Dieu et l’ensevelit dans la terre.
Ne
vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où
les voleurs percent et cambriolent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel;
là, point de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et
cambriolent. Car où est ton trésor, là sera aussi ton cœur (Mt 6, 19-21).
Qui amasse des trésors terrestres, amasse de la souffrance et de la peur pour
lui-même. Cet homme se perd lui-même dans ses richesses, et son cœur est
enseveli sous la poussière. Nous sommes toujours en contact avec nos richesses,
fussent-elles sur terre ou dans le ciel. Nos pensées sont avec nos richesses;
notre cœur est avec nos richesses; notre volonté est avec nos richesses, que
celles-ci soient sur terre ou dans le ciel. Nous sommes liés à nos richesses
comme la rivière l’est à son lit, que nos richesses soient sur terre ou dans le
ciel. En nous enrichissant de trésors terrestres, nous serons provisoirement riches
et éternellement pauvres; mais en nous enrichissant de trésors célestes, nous
serons provisoirement pauvres et éternellement riches. Nous avons la faculté de
choisir l’un ou l’autre. C’est dans cette liberté de choisir que réside notre
gloire mais aussi notre souffrance. En choisissant des richesses éternelles,
auxquelles n’accèdent ni la mite ni le ver ni le voleur, notre gloire sera
éternelle. Mais si nous faisons le choix des autres richesses, que nous devons
préserver de la mite, du ver et du voleur, notre souffrance sera éternelle.
Dans leur acception intérieure, les
richesses terrestres recouvrent aussi bien le marasme terrestre que la culture
et la magnanimité terrestres lorsque celles-ci sont séparées de Dieu et de l’Évangile.
L’oubli consume ces richesses comme la mite; les tourments et les souffrances
de la vie les rongent comme le ver; les tourments et les souffrances de la vie
les abîment comme le ver, alors que l’esprit maléfique les mine et les dérobe
comme tout voleur. Accumuler les richesses célestes, dans son acception
intérieure, signifie enrichir son esprit par la connaissance de Dieu et de la
volonté divine; et enrichir son cœur et son âme par la culture et la noblesse
évangélique. Car seules ces richesses ne sont jamais exposées à la précarité, à
la dégradation et au vol. En amassant de telles richesses, nous les laissons
aussitôt en garde à Dieu. Or, ce qui est près de Dieu, est loin de la mite, du
ver et du voleur. C’est cette richesse que Dieu envoie à notre rencontre quand,
après la mort physique, nous allons à la rencontre de Dieu. Cette richesse nous
conduira devant le visage de Dieu. Toute autre richesse, qui nous divisait sur
terre et nous éloignait de Dieu, nous éloignera de Dieu dans le ciel pour
toujours. Car si nous avons livré notre cœur aux richesses terrestres, nous
avons livré notre âme à Satan. Nous serons alors pareils aux soldats qui ont
trahi leur drapeau et se sont livrés à l’ennemi féroce et menteur.
C’est pourquoi nous devons ouvrir les
yeux pendant qu’il est encore temps. Soyons fermement convaincus que la
victoire ultime reviendra, non au diable et à ses serviteurs, mais à notre Roi
et général-en-chef, le Christ. Aussi faut-il nous dépêcher de recevoir l’arme
victorieuse qu’Il nous recommande pour le combat, le jeûne honorable, une arme
lumineuse et fière, mais terrible et mortelle pour le diable.
Abstenons-nous de nourriture et de
boisson superflues, afin qu’elles n’encombrent pas nos cœurs (Lc 21, 31) et ne
sombrent pas dans la pourriture et les ténèbres.
Abstenons-nous d’amasser des richesses
terrestres, afin que, par l’intermédiaire de Satan, cela ne nous sépare pas du
Christ et ne nous force à nous rendre.
Quand nous jeûnons, nous ne jeûnons pas
pour obtenir des louanges des hommes, mais pour le salut de notre âme et la
gloire de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, que célèbrent les anges et
les saints dans le ciel ainsi que les justes sur la terre, avec le Père et le
Saint-Esprit, Trinité unique et indivise, maintenant et pour toujours, à travers tous les temps et toute
l’éternité. Amen.
(Traduction de Lioubomir
Mihailovitch - © Éditions l’Âge d’Homme)
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