Le saint archevêque Jean
Les
années 1960 furent une période de grande "Renaissance» russe émigrée à San
Francisco, à la fois religieuse et culturelle.
Il y avait beaucoup de
circulation de personnalités, de clercs, d’écrivains, d’artistes. Le centre de
ce rayonnement était saint Jean, et plusieurs évêques remarquables, ayant des
liens avec les traditions spirituelles de l'ancienne Russie.
Ce fut un grand
privilège d'être là à ce moment! Vladyka Jean publiait son bulletin diocésain
(Tserkovnyi Blagovestnik ou le Messager de l'Église), dont je fus béni d'être
le premier rédacteur en chef. Le rédacteur en chef suivant fut Eugène, et il y
écrivit ses premiers articles, qui montrèrent immédiatement ses talents
littéraires et un style qui alla directement au cœur du lecteur. Vladyka Jean
organisa des cours de pastorale (bogoslovskie koursy) surtout pour Eugène. Dès
qu’Eugène les eut achevés, ces cours furent abandonnés!
Mes amis, les frères
Zavarine, avaient organisé à domicile leurs réunions des soi-disants "Oumoliubtsy"
(amoureux de la sagesse), qui avaient une orientation religieuse mais aussi
littéraire et philosophique. Eugène vint, et parla de ses idées. Le professeur
Ivan Kontzevitch (frère de l'évêque Nectaire) vint également. C’était un théologien
doué et bien connu. Des professeurs de l'Université de Berkeley y assistèrent
également. Les discussions duraient longtemps dans la nuit (certains sujets
étaient: Hegel, Kant, Dostoïevski, le professeur Ivan Iliine, les frontières
entre la science et la religion).
Les offices
à la cathédrale de San Francisco, notamment à Pâques, étaient inoubliables.
Leur impact sur l'âme était plus grand que même le meilleur de la musique
classique. Le chant du chœur magnifique, les icônes, entourées de cierges; le
clergé dans ses vêtements brillants; les diacres avec leurs voix incroyablement
basse et des basses puissantes; le saint archevêque; le service lui-même: tout
cela ensemble produisait la sensation d'une beauté qui était vraiment
extraordinaire, et propice à la prière.
Le chœur était sous la direction de
Michael Konstantinow (anciennement de l'Opéra de Kiev), qui était un homme
profondément religieux, aimé de tous. Son enthousiasme était contagieux. Je chantais
dans ce chœur, et ainsi fit Eugene, plus tard.
Je me souviens d'un matin de Pâques passé avec Eugène dans sa maison
après le service pascal. Selon la coutume russe, nous avons regardé le lever du
soleil. Il est dit que, à ce moment-là, le soleil "danses" (solntse
igraet). Nous le contemplions dans la crainte. Nous avons parlé de la sensation
"de la lumière", qui peut être vécue dans l'Eglise, qui n’est pas la
lumière physique habituelle, mais quelque chose de profond, remplissant le cœur
de joie. Tout reste le même et pourtant tout est transfiguré…
Les justes
sont toujours persécutés. Vladyka Jean a été harcelé, maltraité et calomnié. Un
procès a été intenté contre lui: il était accusé de la tenue illicite d'une
élection dans l'Eglise et de détournement de fonds de l'Eglise(!!!). Ses
ennemis voulaient arrêter la construction de la cathédrale.
Une grande lutte fut
entreprise pour sa défense par nous tous (y compris Eugène) qui aimions le saint.
Nous avons été aidés par plusieurs évêques, parmi eux en particulier l'évêque
Nectaire (Kontzevitch), l’évêque Sava (Sarachevitch) qui était originaire de Serbie,
un avocat, l’évêque Léonty (Filippovich) du Chili, et l'archevêque Averky
(Taushev) de Jordanville dans l’état de New York.
En ce temps-là, j’étais secrétaire
de l'archevêque et membre du conseil de paroisse. La lutte fut victorieuse. La
nouvelle cathédrale fut construite, un magnifique bâtiment situé sur Geary
Boulevard, avec des dômes d'or, visibles de loin, aujourd'hui l'un des
monuments de San Francisco…
Mais peu de temps après, son cœur brisé à cause
de toute la douleur et du stress de cette lutte longue et acharnée, l'archevêque Jean
est mort, le 2 juillet 1966. Il fut glorifié (canonisé) par l'Eglise
orthodoxe russe en exil en 1994.
Dimitri Andrault de Langeron
*
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
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