lundi 22 septembre 2014

Dimitri Sokolov-Mitrich: La Russie qu'ils ont perdue




Dimitri Sokolov-Mitrich auteur et journaliste vétéran à Pravoslavie.ru s'écrie vers une Amérique aimée et admirée un jour...

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Photo : Life, années 50

Comment pouvait-il en être autrement ?


C’est que nous l’aimions, l’Amérique. Je me souviens parfaitement que nous aimions l’Amérique. Au début des années 1990, lorsque nous sommes entrés dans l’âge adulte, pour la majorité de mes amis la question de savoir ce qu’il fallait penser de la civilisation occidentale ne se posait même pas. On en pensait du bien.
À la différence de nos grands-pères et même de nos pères, nous ne percevions pas du tout « la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle » comme une catastrophe. Il s’agissait pour nous du début d’un long chemin. Enfin, nous nous extirpions de notre coquille soviétique pour partir à l’assaut du vaste monde – un monde formidable et vrai. Enfin, nous allions étancher notre soif sensorielle. Nous n’étions peut-être pas nés au bon endroit, mais tout à fait au bon moment – c’est ce que nous pensions alors. C’est désormais difficile à croire mais même l’Église, affranchie de la surveillance communiste, était à l’époque sémantiquement assimilée au triomphe des valeurs occidentales. La célébration du millénaire de la christianisation de la Russie kiévienne et le premier concert de Scorpions avecWind of Change étaient à nos yeux sur un pied d’égalité.
La guerre en Irak et même celle en ex-Yougoslavie ne nous ont pas marqués plus que ça. Ce n’est même pas que nous étions encore trop jeunes et insouciants. Moi, par exemple, j’étais déjà stagiaire chez Komsomolskaïa Pravda, au service international en plus. J’étais chargé des dépêches en anglais de Reuters, qui étaient émaillées des nomsIzetbegović, Mladić et Karadžić, mais je n’attachais pas de réelle importance à tous ces événements. Ils se passaient quelque part là-bas, loin de chez nous. Et, bien sûr, les guerres de Yougoslavie ne s’inscrivaient pas pour moi dans une logique anti-occidentale.
Les Croates massacrent les Serbes, les Bosniaques aussi, les Serbes massacrent les uns et les autres – que viendrait faire ici l’Amérique ?
Dans les années 1990, nous avons voté pour [le parti libéral] Iabloko, nous nous sommes rendus à la Maison blanche aux côtés des forces démocrates, nous regardions la toute jeune NTV et nous écoutions « Écho de Moscou » [médias indépendants]. Dans nos premiers entrefilets, nous mentionnions à tout propos un certain « monde civilisé » et nous croyions pieusement qu’il était réellement civilisé. Vers le milieu des années 1990, commençaient déjà à apparaître dans nos rangs les premiers eurosceptiques, mais ils avaient l’air de l’être un peu par hasard. J’ai vécu un an dans un internat pour étudiants avec Pierre le communiste et Arseni le monarchiste. Mes amis qui dormaient dans d’autres chambres témoignaient chaque soir de leur compassion en me disant : « Allez, va dans ta maison de fous. »
Le premier vrai coup porté à notre conception pro-occidentale de la vie fut leKosovo. Ce fut un choc, notre optimisme vola en éclats. Le bombardement de Belgrade est pour ma génération ce qu’est pour les Américains l’attentat des tours jumelles. Notre conscience opéra un virage à 180 degrés en même temps que l’avion d’Evgueni Primakov, alors Premier ministre, qui fut informé au-dessus de l’océan Atlantique du début de l’agression américaine – alors qu’il rejoignait les États-Unis depuis l’Irlande – et donna l’ordre de retourner en Russie.
A cette époque, il n’y avait pas encore de propagande sourkovienne. Notre chère NTV nous répétait quotidiennement qu’il était bien sûr excessif de lâcher des bombes sur une grande ville européenne, mais que, tout de mêmeMilošević était une ordure comme on en avait rarement vu, donc ce n’est pas grave, qu’il souffre. L’émission satirique Koukly a représenté les événements comme une brouille inoffensive dans un logement communautaire, où un voisin ivre tourmente « madame Kosovo » et personne n’arrive à le retenir, excepté l’invité et amant de celle-ci, au torse puissant et au visage de Bill Clinton. Nous regardions l’émission mais nous n’y croyions plus. Cela ne nous faisait plus rire. Nous avions déjà compris que la Yougoslavie était une démonstration de ce qui pouvait nous arriver aussi dans une perspective historique proche.
La deuxième guerre d’Irak, l’Afghanistan, la séparation définitive du Kosovo, le « printemps arabe », la Libye, la Syrie – tout cela nous a étonnés, mais ne nous a plus atterrés. Nos illusions s’étaient envolées : nous comprenions plus ou moins avec qui nous cohabitions sur notre planète. Mais, malgré tout, pendant tout ce temps nous sommes restés dans l’orbite occidentale. Le mythe de la méchante Amérique et de la gentille Europe subsistait, la terreur du Kosovo s’émoussait progressivement, le compromis se présentait ainsi : non, il ne faut évidemment pas faire copain-copain avec ces gars-là mais on peut jouer ensemble.
Au bout du compte, quels partenaires de jeu reste-t-il donc encore ?
Même le défilé des révolutions de couleur a en quelque sorte ressemblé jusqu’au bout à de simples mesquineries. Seuls Euromaïdan et la guerre civile extrêmement violente qui en a découlé ont démontré sans équivoque qu’un « processus démocratique » exempt de toute procédure ou règle et lancé sur le terrain adverse, ce n’est pas du tout un jeu géopolitique, mais l’arme de destruction massive absolue. La seule arme utile contre un État qui dispose d’une défense antimissile. C’est très simple : si tu appuies sur le bouton et envoies un missile de l’autre côté de l’océan, tu reçois en retour précisément le même missile. Si tu déclenches sur le territoire adverse une réaction en chaîne aux conséquences chaotiques, il est ensuite difficile d’établir ta culpabilité. Une agression ? Quelle agression ?! C’est un processus démocratique naturel ! L’aspiration ancestrale des peuples à la liberté.
Nous voyons du sang et des crimes de guerre, nous voyons des cadavres de femmes et d’enfants, nous voyons comment tout un pays retourne dans les années 1940 – et notre cher ami d’enfance qu’est le monde occidental affirme que tout cela n’est que le fruit de notre imagination. Ceux qui ont apporté au monde Jim Morrison, Mark Knopfler ainsi que les Beatles et leur look bigarré, ne voient pas cela. Les descendants des participants et les participants eux-mêmes au festival de Woodstock, les hippies d’un âge avancé, qui ont chanté mille fois All You Need is Love, ne veulent pas voir cela. Les doux rêveurs allemands issus du baby-boom de l’après-guerre, qui s’en sont voulus pour les actes de leurs pères, ne voient pas cela.
C’est un choc plus terrible que celui du Kosovo. Pour plusieurs milliers de « presque quadragénaires » et moi, qui sommes partis à la conquête du monde avec la tête remplie du rêve américain, le mythe du « monde civilisé » s’est définitivement effondré. Nos oreilles sifflent tant nous sommes horrifiés. Il n’y a plus aucun « monde civilisé ». Et ce n’est pas simplement quelque chose de regrettable, c’est un danger très grave. L’humanité a perdu ses valeurs et se transforme en une bande de chacals, et ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’il n’y ait une guerre de grande ampleur.
Il y a vingt ans, nous n’avons pas été vaincus. Nous avons été conquis. Nous n’avons pas perdu la guerre, mais notre culture. Nous rêvions simplement d’être comme eux. Le rock’n’roll y a davantage contribué que toutes les ogives nucléaires. Hollywood s’est avéré une plus grande menace que même les ultimatums. Le grondement des Harley-Davidson durant la Guerre froide a été plus efficace que le vrombissement des chasseurs et des bombardiers.
Amérique, que tu es bête tout de même ! Il t’aurait suffi d’attendre une vingtaine d’années et tu nous aurais eus dans la poche une bonne fois pour toutes. Vingt ans de végétarisme, et nos politiques t’auraient eux-mêmes offert notre arsenal nucléaire, en te serrant en outre longuement la main pour te remercier d’accepter ce cadeau. Quelle chance que tu aies été si bête, Amérique !
Tu ne nous comprends même pas ! Ce sont, entre autres, les mots que nous avons adressés il y a deux ans au Kremlin [suite aux résultats des élections législatives du 4 décembre 2011 et celles présidentielles du 4 mars 2012, un large mouvement de contestation a eu lieu pendant plusieurs mois en Russie avec des manifestations organisées dans plusieurs villes, notamment la “marche des millions” sur la place Bolotnaïa à Moscou le 6 mai 2012, ndlr]. Depuis lors, grâce à toi, Amérique, le nombre de ceux qui désirent descendre sur cette place a considérablement diminué. Tu dis et penses des idioties sur nous et, par conséquent, tu accumules les erreurs.
Tu étais autrefois un chouette pays, Amérique.
Tu t’es élevée sur le plan moral au-dessus de l’Europe après la Première Guerre mondiale et tu t’es renforcée après la Seconde Guerre mondiale. Bien sûr, à cause de toi il y a eu Hiroshima, le Vietnam et le Ku Klux Klan, et ton placard est du reste rempli de squelettes, comme c’est le cas pour tous les empires. Mais, pendant quelque temps, toute cette crasse n’atteignait pas le seuil critique où le vin se transforme en vinaigre. Tu as montré à tout un chacun qu’il est possible de vivre pour la liberté créatrice. Tu as contribué à de nombreuses merveilles de développement sur la planète : la RFA, le Japon, la Corée du Sud et Singapour. Mais depuis, tu as beaucoup changé. Cela fait un petit bout de temps que tu n’as pas écrit de chansons entonnées par le monde entier. Tu gaspilles ton principal capital – ton capital moral. Et celui-ci présente un inconvénient majeur : il n’est pas renouvelable.
Tu meurs à petit feu, Amérique.
Et si tu penses que je me réjouis de ton malheur, tu te trompes. L’arrivée d’une nouvelle ère s’accompagne d’un grand bain de sang et je n’aime pas le sang. Nous qui avons été témoins de la disparition de notre empire pourrions même t’expliquer où tu te fourvoies. Mais nous ne le ferons pas. À toi de le deviner.
et


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