lundi 10 mars 2014

Jean-Claude LARCHET: Recension: Saint Théophane le Reclus, « Lettres de direction spirituelle »


St_Theophane



Saint Théophane le Reclus, Lettres de direction spirituelle. Traduit du russe par Anne Kichilov ; introduction de Bernard Le Caro, Éditions des Syrtes, Paris, 2014, 269 p.
Les éditions des Syrtes publient sous le titre Lettres de direction spirituelle un ouvrage du célèbre évêque et ascète russe saint Théophane le Reclus (1815-1894). Il s’agit à l’origine de lettres adressées à une jeune femme de la haute société russe, à travers lesquelles saint Théophane lui a enseigné progressivement la vie spirituelle, pour laquelle elle montrait des dispositions mais dont elle n’avait pas au départ de connaissance précise. L’ensemble présentant une suite cohérente, Théophane a réécrit ses lettres pour en faire une sorte de traité d’initiation à la vie spirituelle sous forme épistolaire, d’où le titre qui lui a été donné en russe: Qu’est ce que la vie spirituelle et comment y disposer son cœur? Ce livre a eu un grand succès en Russie où il a été publié la première fois en 1878 et a connu ensuite six éditions jusqu’à la Révolution.
Saint Théophane veut tout d’abord poser des bases anthropologiques; autant avertir tout de suite le lecteur que les quinze premières lettres où elles sont exposées n’entrent pas dans le vif du sujet et peuvent même paraître fastidieuses et sans intérêt, puisqu’elle reposent sur des catégories psychologiques et physiologiques de la fin du XIXe siècle qui paraissent aujourd’hui très datées.
C’est à partir de la lettre XVI que Théophane déploie son exposé de la vie spirituelle, abordant pédagogiquement ses différentes étapes et ses divers aspects. Sont ainsi successivement traités, dans un style simple et vivant, les thèmes suivants: le vrai but de la vie présente; l’Unique nécessaire; le péché originel; le dérèglement dans la nature de l'homme; la nécessité de l'union avec Dieu; le relèvement rédempteur de l'homme tombé; le zèle spirituel; le renouveau et la purification de soi-même; l’action cachée de la grâce; la concentration intérieure; la patience et la constance; comment soutenir l'aspiration initiale; la préparation à la sainte communion; la préparation à la confession; les dispositions du cœur; le mystère du repentir et la communion; comment être en harmonie avec la volonté de Dieu; comment l’ennemi essaye de nous égarer; les différentes causes du refroidissement spirituel; le souvenir constant de Dieu; la paix intérieure; la prière sans distraction; comment faire jaillir en soi le souvenir incessant de Dieu; comment transformer le fardeau de la vie en profit spirituel; brûler d’amour pour Dieu; les passions comme obstacle à l'esprit; la lutte contre les passions; les mouvements les plus subtiles des passions; les étapes dans le développement des passions; la prière dans la lutte avec les pensées passionnées; comment purifier le cœur; comment garder l’ouïe et la vue; la lutte active contre les passions; au sujet du chant et de la musique; la solitude; la nécessité d’avoir un bon conseiller; la dépression et la peur; sur la lecture de livres spirituels et des livres séculiers; sur la froideur dans la prière; le vœu de renonciation au monde; le vœu de chasteté; l’aspiration à la vie monastique; les ruses de l'ennemi; les tentations venant des incroyants; l’obéissance aux parents; comment supporter les injustices et les fausses accusations; les anxiétés et les troubles de la fin; le repos après la tempête.
L’œuvre de Théophane est précédée d’une excellente introduction biographique de Bernard Le Caro, basée sur des documents authentiques, pour la plupart inédits en français.
La vie de saint Théophane est particulièrement intéressante.
Connu comme un ascète qui a vécu une longue période de réclusion volontaire (c’est-à-dire qu’il était enfermé dans sa cellule et ne communiquait que par lettres avec l’extérieur, comme ce fut aussi le cas des saints ascètes palestiniens saint Barsanuphe et saint Jean de Gaza), Théophane avait suivi tout le cursus des études théologiques et avait occupé divers postes importants comme professeur, inspecteur ou recteur dans l’enseignement supérieur religieux (Institut ecclésiastique de Kiev, Séminaire ecclésiastique de Novgorod, Séminaire ecclésiastique d’Olonetz, Académie ecclésiastique de Saint-Pétersbourg), avant de devenir évêque de Tambov puis de Vladimir, l’un des plus importants diocèses de Russie.
La détérioration de sa santé et aussi des désagréments dans la direction du diocèse lui donnèrent l’occasion de réaliser le désir qu’il avait depuis longtemps de quitter le monde pour mener la vie ascétique et surtout se consacrer pleinement à la rédaction et à la traduction d’ouvrages spirituels.
En 1866, alors qu’il était âgé de 52 ans, il se retira à l’ermitage de Vycha. C’est alors que commença la période de la vie la plus fructueuse de sa vie, qui dura presque vingt-huit ans et au cours de laquelle il vécut reclus.
Durant ses six premières années à Vycha, il reçut encore des visiteurs. Mais en 1872, il se retira complètement dans la solitude, cessant toute relation avec le monde extérieur, à l’exception de son père spirituel.
Chaque jour il se levait très tôt et, après avoir accompli sa règle de prière en cellule, il se rendait à sa chapelle, au même moment que la cloche sonnait pour l’office, et il y célébrait tous les offices du matin selon le typikon du monastère, puis la Divine Liturgie qu’il célébrait quotidiennement seul. La suite de la matinée était consacrée à ses travaux de rédaction, de traduction et d’édition. À deux heures de l’après-midi, il prenait son déjeuner, ne mangeant que ce qui était nécessaire au soutien de ses forces (les jours ordinaires où l’on ne jeûnait pas, il mangeait deux œufs, et dans les dernières années, il ne prenait souvent qu’un seul verre de lait avec du pain ; durant tous les carêmes, il suivait les règles prescrites, mais pendant le Grand Carême, il y avait des jours où il s’abstenait de toute nourriture). Après le repas, il se reposait un peu assis sur une chaise et s’occupait ensuite de travaux manuels, comme la sculpture de petits objets en bois ou encore la reliure de livres qu’il distribuait ensuite comme cadeaux. Assurant lui-même la diffusion de ses ouvrages, il préparait lui-même les paquets qu’il envoyait. En outre, il peignait des icônes. Le soir, il célébrait les vêpres dans sa chapelle et se préparait à la Liturgie du lendemain. Il ne dînait pas, mais prenait deux verres de thé à quatre heures de l’après-midi. Après avoir accompli sa règle de prière du soir, il s’étendait jusque tôt le matin. Le temps qui lui restait était consacré à la lecture de livres, de journaux et de périodiques, et à la réflexion sur ce qu’il devait écrire dans ses œuvres et ses lettres.
Dans ses dernières années, saint Théophane était parvenu à un tel degré de perfection, que les moines ayant accès à sa cellule remarquaient que la grâce divine l’avait rendu simple et innocent comme un enfant, et qu’elle émanait visiblement de lui sous la forme d’une joie, d’une paix et d’un amour débordant.
Durant la dernière année de sa vie terrestre (1893), saint Théophane s’affaiblit ; il eut des maux de tête qui le rendaient incapable d’écrire et il souffrit de fortes crampes aux jambes qui le contraignirent à rester alité. Il quitta ce monde le 6 janvier 1894, jour de la Théophanie et de la fête patronale de sa chapelle. Son corps resta six jours dans le cercueil, trois jours dans sa chapelle et trois jours dans l’église du monastère, sans manifester aucun signe de décomposition. La nouvelle de son trépas se répandit rapidement, et la foule afflua pour atteindre plusieurs dizaines de milliers de fidèles le jour de ses funérailles.
En 1988, l’évêque Théophane fut canonisé par le concile local de l’Église orthodoxe russe. Ses reliques se trouvent l’église de Notre Dame de Kazan de l’ermitage de Vycha.
Saint Théophane a mené une vie de réclusion moins par désir d’ascèse que dans le but de se consacrer pleinement à des travaux d’écriture et de traduction. Il pensait pouvoir par là accomplir un travail pastoral plus large que celui d’un évêque dans son diocèse.
Le résultat de ce choix de vie (qui ne fut pas toujours aisé pour lui) fut la production d’une œuvre immense.
Saint Théophane écrivit tout d’abord soixante ouvrages spirituels, dont : La voie vers le salut (1868-1869), L’ordre de la vie agréable à Dieu (1868-69), Lettres sur la vie spirituelle (1870-71), Pensées pour chaque jour de l’année sur les lectures ecclésiales de la parole de Dieu (1871), Qu’est-ce que la vie spirituelle et comment y disposer son cœur? (1878) Courtes pensées pour chaque jour de l’année, placées selon le nombre des mois (1882), Esquisse de la morale chrétienne (1891).
Saint Théophane écrivit aussi plusieurs commentaires de l’Ancien (en particulier des psaumes) et du Nouveau Testament (notamment de tous épîtres de saint Paul à l’exception de l’épître aux Hébreux).
En plus de ce travail d’exégèse, il déploya une intense activité de traduction de textes patristiques : les Catéchèses et Discours de S. Syméon le Nouveau Théologien (1877-1881), Le combat invisible de St Nicodème l’Hagiorite (1885-1887) dont il offrit une version révisée, et Les règles monastiques de S. Pacôme, S. Basile le Grand, S. Jean Cassien et S. Benoît (1892).
Le couronnement de son œuvre de traductionio fut l’édtion en russe de la Philocalie, en faisant d’autres choix de textes que ceux qu’avait faits S. Païssy Velitchkovsky (1722-1794) pour sa version slavonne.
À cette œuvre volumineuse vient s’ajouter une vaste correspondance: chaque jour, S. Théophane recevait entre vingt et quarante lettres et il répondait à toutes. Il a ainsi laissé environ 1500 lettres d’un grand intérêt spirituel.
Les écrits de saint Théophane sont fortement appuyés sur les œuvres des Pères, mais il apporte souvent une touche d’originalité. Conformément à son projet pastoral, son style et simple et ses ouvrages sont abordables par un large public.
Malheureusement peu d’entre eux sont traduites en français, en dehors de Pour garder la flamme (éditions L'Age d'Homme; actuellement épuisé), et des extraits divers (surtout de commentaires de l'Écriture) que l'on trouve  sur le blog de Claude Lopez-Ginisty consacré à saint Théophane).
Cette publication constitue donc un événement qu’il faut saluer.

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