jeudi 11 avril 2013

LA STARITZA MISSAÏLA par sa petite fille (2)




Staritza Missaïla de Koursk

Je me souviens comment, avant la nouvelle année, la journée de travail se termina tôt - à 14 heures, et nous, les filles, nous montâmes dans la petite chambre où nous avions l'habitude de déjeuner. Tout à coup, nous avons été approchées par un prisonnier de guerre italien qui a dit: " Les filles, je n'ai pas de cadeau de Nouvel An pour vous, mais comme je suis artiste du théâtre de l'Opéra de Rome, mon cadeau pour vous est une chanson!"

Nous nous sommes figées là  dans cet escalier, alors qu’il chantait la célèbre chanson "Mère". Aucune de nous ne savait l'italien, mais le mot "mama", révélait la grande profondeur de cette belle chanson…

La voix du ténor italien résonnait, comme si son âme pleurait. La tendresse, l'amour, la douceur, la chaleur de l'esprit - tous venus déferler sur nous, comme une grande vague de marée imprégnée de tristesse poignante et d'amour, et nous avons été emportées par elle à un tel point que nous avons pleuré sans honte. Pendant tout ce temps la voix glorieuse se transportait à travers l'atelier.

Pour nous calmer, l'Italien a immédiatement suivi avec quelque chose dans une veine plus joyeuse et légère ; souriant et faisant des pas de danse, il a réussi à nous faire rire, même s'il y avait encore des larmes qui brillaient dans nos yeux.

A l'entrée même de l'atelier Emile est venu et m'a souhaité chaleureusement une bonne et heureuse année, et que je puisse bientôt être de retour dans ma patrie. Il me donna une boîte de lampe vide remplie de chocolat. Je l'ai remercié et lui ai dit combien j'étais désolée de ne pas avoir un cadeau pour lui. Je me tins sur la pointe des pieds pour embrasser sa joue d'une manière fraternelle. Il fut très touché.

Plus tard dans la nuit, les pilotes anglais lancèrent leurs "cadeaux" sur nous - d'abord il y avait des bombes, puis elles dispersaient du phosphore. Croyez-moi, c'est un spectacle terrible! Toute personne qui ait jamais été témoin de cela ne l'oubliera jamais.

Les bombardements étaient de plus en plus fréquents. Mais on n’y était pas de plus en plus habitués ! Je priais seulement: "Ô Seigneur, aie pitié de nous, sauve-nous!"

Un jour, avec les filles je suis sortie dans la cour après un raid aérien et je vis un spectacle terrible. Il y avait un énorme cratère prenant la plus grande partie de la cour, et tout ce qui nous entourait avait été éclaboussé par la boue. Quand nous sommes allés aux portes du camp, pour prendre le chemin de l'usine, nous ne pouvions pas en croire nos yeux. Il n'y avait plus de maisons, pas plus de gare, seulement des tas de décombres et de briques fumantes, et une église "rescapée" où ils amenaient soit des blessés soit des morts. Je me souviens d'avoir vu deux hommes portant une civière avec une jeune femme blonde allemande, qui avait un enfant de 2 ou 3 niché sur sa poitrine. Leurs têtes étaient secouées à chaque pas des hommes portant la civière. La guerre frappe toujours plus durement les gens communs et ordinaires. A peine lucide à cause de la peur, nous sommes arrivées à l'usine. Mais la pensée ne me quittait pas que je devais le fait que j'étais encore en vie aux prières de ma grand-mère. J'ai aussi prié pour que le bain de sang effroyable prenne fin dès que possible.

Une fois que je suis revenue du travail, je me suis endormie aussitôt. Alors, j'ai fait un rêve remarquable: Quelqu'un… je ne pouvais pas voir qui c'était, enlevait les écailles de mes yeux…

Je me suis réveillée avec un cœur léger et l'esprit tranquille, et le monde semblait joyeux et rayonnant pour moi, malgré tout. La peur m'avait quittée, et à partir de ce moment, j'ai cessé de craindre les raids aériens.

La vie, dans l'intervalle, a continué, tout aussi dure que jamais. La seule pensée qui réchauffait nos cœurs et maintenait nos espoirs, c'est que l'armée soviétique approchait des frontières de l'Allemagne.

Un jour, Jacques est venu vers moi rapidement, il a commencé à m'aider dans mon travail, comme à son habitude, et soudain il dit avec force: "Liouda, Je t'aime. Je suis tombé amoureux de toi à l’instant où je t’ai vue, petite fille qui pleurait à chaudes larmes... J'aime ta modestie et ta ténacité. Je peux toujours sentir ta présence, même quand tu n’es pas là, au moment où je ferme les yeux. Tu es toujours avec moi... Je sens que je peux te parler de quoi que ce soit sous le soleil. Tes parents ont inculqué tellement de ce qui est bon en toi! Je t'aime non seulement pour ta douce beauté, mais pour ton âme profonde ... "
J'ai été profondément touchée par cette déclaration d'amour. J’ai remercié Jacques avec profusion de ses tendres sentiments envers moi. Alors il a répondu qu'il n'avait jamais été amoureux avant, et que tout son temps avait été consacré aux études et aux sports; qu'il avait déjà 26 ans et qu’il était tout à fait capable de distinguer le véritable amour d'une fantaisie passagère. Son sentiment pour moi, c'était de l'amour véritable, dit-il.
Bientôt, il m'a proposé. "La guerre sera bientôt finie", a-t-il dit. "Accepterais-tu de devenir ma femme?"

J'ai souri et j’ai dit: "Jacques, si tu me promets de ne jamais m’embrasser ou même de me prendre par le bras jusques à la fin de la guerre, même juste avant notre mariage, je suis d'accord."
Il se mit à rire, embrassa mon front, et dit: "C'est d’accord ! Maintenant tu es ma promise, et en France une promise est aussi bien qu’une épouse, tu dois donc me laisser prendre soin de toi Et autre chose - nous avons besoin d'échanger nos adresses: lorsque la guerre sera finie, il y aura une période de chaos je te trouverai, où que tu sois… "

Chaque rencontre avec Jacques fut l'occasion de découvrir quelque chose de nouveau et de merveilleux le concernant. Il était ma lumière dans toutes ces épouvantables ténèbres.
Un jour, je me sentais faible et sur le bord des larmes, alors que je me rappelais ma famille bien-aimée, ma maison, mon enfance heureuse. Jacques me dit: "Tout ce qui t’a été arraché, je promets de te le redonner après la guerre, je sais que je peux te rendre heureuse!"

Cependant, bientôt mes rencontres avec Jacques prirent fin. Il eut seulement le temps de se précipiter vers moi et de me dire qu’il avait été strictement interdit aux prisonniers de guerre de quitter le camp, car ils avaient refusé de signer un accord sur le service volontaire en Allemagne. "Je suis surveillé de près," dit-il. Il déposa un baiser sur mon front et partit rapidement.
Quelque temps passa, et Jacques parvint à me rencontrer à nouveau. Il était très agité:
"Liouda", dit-il. "Ne t’inquiète pas s’ils m'emmènent en camp de concentration. Je peux tout supporter par amour pour toi! Je reviendrai. Adieu! Ils me regardent!"

Je ne savais pas que cela allait être notre dernière rencontre. De retour au camp, j'ai découvert que les filles de notre caserne avaient été transférées à la ville de Nordé Ham. Tout le monde avait déjà emballé ses affaires, et remis le linge de lit. En pleurant, j'ai écrit à Jacques une lettre d'adieu, y glissant ma seule photo de moi-même. J'ai donné la lettre à une jeune fille qui se trouvait à Brême et qui pourrait peut-être voir Jacques.

Jacques ne reçut pas ma lettre. Quelque temps après, j'ai reçu une belle lettre de lui, le genre de lettre qui ne pouvait être écrite que par quelqu'un aime vraiment. Ce même jour, j'ai rapidement envoyé une réponse. J'ai été heureuse d'apprendre qu'il était à Brême, et n'avait pas été arrêté. Je débordais de joie. Sa réponse ne tarda pas à venir.

Mais tout d'un coup ses lettres ont cessé de venir. Ensuite, nous les filles ont été prises en charge sur le territoire soviétique par les troupes anglaises, qui étaient entrées dans la ville. J'ai pu arriver à la maison seulement en Août 1945. Un peu plus tard je suis allé à la ville de Kharkov et je suis accidentellement tombé sur une fille avec qui j'avais travaillé dans les cuisines à Nordé Ham. Il s'est avéré qu’après que nous nous soyons quittées, elle s'était trouvée à un point de rassemblement où elle avait rencontré Emile, ami de Jacques. Emile l’a informée que Jacques était mort dans un raid aérien.
Je me sentais sur le point de défaillir... Brusquement, j'ai dit au revoir à la jeune fille et je me suis éloignée, ne sachant pas où j'allais... J'ai pleuré, oubliant tout autour de moi... Jacques était mort! Il n'était plus! Non! Cela ne pouvait pas être possible! J'ai refusé de l'accepter! Non! "

Je ne me souviens pas comment je suis arrivée à la maison ce jour-là, c'était comme dans une brume... La mort de Jacques avait tué une partie de moi, aussi. Une lumière s'était éteinte pour moi. Je vivais dans l'espoir qu'il me retrouverait bientôt. "Peut-être que c'est une erreur?" Pensais-je, prête à saisir n’importe quelle chimère. "Peut-être que ce n'était pas mon Jacques qui était mort!" J'ai donc écrit une lettre à Emile. La réponse est arrivée assez tôt: Emile me pria d'être forte... Il écrivit que Jacques n'avait jamais cessé de m'aimer, que je serais certainement devenue sa femme s'il n'avait pas été tué. Dans les tous derniers jours de Mars, à la veille de l'avance de l'armée anglaise, il y eut une alerte de raid aérien. Jacques l’ignora avec la conviction qu'il n'y aurait pas de bombardement sérieux. Alors, seul, il est resté dans la caserne, pour m’écrire une lettre. Ce fut un coup direct sur l’endroit où il se trouvait…

Seigneur! Je te suis très reconnaissante pour l'envoi sur mon chemin épineux de Jacques, cet homme si merveilleux. Mais il ne pouvait pas rester sur cette terre de péché, il était trop noble, trop beau, trop pur et plein d'abnégation. Très probablement, je n'étais pas digne d'un tel homme. Tu me l'as donné pendant un certain temps, dans les moments les plus difficiles de ma vie. Une fois que les choses allaient mieux, Tu l'as repris. Je Te remercie, Seigneur, de m'avoir donné la chance de vivre l'amour véritable - pur, désintéressé et sans tache sur cette Terre…

Version française Claude Lopez-Ginisty
d’après

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