dimanche 17 mars 2013

Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (Fin)



Le plus bel office de ma vie 

À l’époque soviétique, il n’existait pas de symbole plus terrible de la dévastation de l’Église russe que le monastère de Diveïevo. Fondé par le bienheureux Serafim de Sarov, il n’était plus que ruines. Celles-ci surplombaient un misérable chef-lieu de district qu’on avait autrefois transformé en accueillante et radieuse ville de Diveïevo. Les autorités n’avaient pas complètement détruit le monastère. Elles en avaient laissé des vestiges en signe de leur victoire, comme monument devant rappeler à l’Église sa soumission éternelle. Près du Saint portail d’entrée, une statue du guide de la révolution, bras dressé vers le ciel, accueillait tout visiteur du monastère saccagé. Tout ici voulait signifier l’impossible retour au passé. 
Toutes les prophéties du bienheureux Serafim, tant aimé de toute la Russie orthodoxe, à propos de la grande destinée du monastère de Diveïevo semblaient moquées, foulées aux pieds. Pas la moindre trace d’église en activité, ni à proximité, ni à des lieues à la ronde. Toutes avaient été dévastées. Quant au monastère de Sarov, autrefois si illustre, et à la ville alentour, ils abritaient, sous le nom de code d’Arzamas-16, un des centres les plus secrets et protégés de l’Union soviétique. On y fabriquait des armes nucléaires. 
Les prêtres qui risquaient un pèlerinage à Diveïevo le faisaient incognito, habillés en civil. Mais ils étaient malgré tout surveillés. L’année où j’eus l’occasion de découvrir ce monastère en ruines, deux hiéromoines venus se recueillir en ces saints lieux furent arrêtés, sauvagement battus au poste de la milice et incarcérés durant quinze jours dans une cellule au sol gelé. 
Cet hiver-là, l’archimandrite Vonifati, moine remarquable et d’une grande bonté de la laure de la Trinité-Saint-Serge, m’avait demandé d’aller avec lui à Diveïevo. Selon les règles en usage dans l’Église, un prêtre voyageant au loin avec le Saint Sacrement – le Corps et le Sang du Christ – doit absolument être accompagné, afin d’être en mesure, face à des circonstances imprévues, de défendre et de conserver avec lui ces objets sacrés. Le père Vonifati se rendait là-bas pour donner la communion à de vieilles moniales habitant dans les parages et dernières survivantes du monastère d’avant la révolution. 
Nous devions nous rendre en train à Nijni-Novgorod, qu’on appelait alors Gorki, et de là, gagner Diveïevo en voiture. Le père ne dormit pas de la nuit : c’est que le petit tabernacle avec le Saint Sacrement était pendu à son cou, attaché par un fil de soie. J’étais sur la couchette voisine et quand de temps à autre le martèlement des roues me réveillait, j’apercevais le père, assis à la petite table, plongé dans l’Évangile qu’il lisait à la faible lumière de la veilleuse du compartiment. 
Nous arrivâmes à Nijni-Novgorod, terre natale du père Vonifati, et nous arrêtâmes chez ses parents. Il me fit lire un livre d’avant la révolution : le premier tome des oeuvres du hiérarque Ignace (Briantchaninov). Je ne fermai pas l’oeil de la nuit tant j’étais captivé par la découverte de cet écrivain religieux. 
Le lendemain matin, nous partîmes pour Diveïevo, qui se trouvait à près de quatre-vingts kilomètres de là. Le père avait essayé de s’habiller en remonté les pans de sa soutane sous son manteau et dissimulé sa très longue barbe dans son col et sous une écharpe. 
Le jour tombait quand nous parvînmes à destination. À travers la vitre du véhicule, dans les tourbillons de la tempête de neige – nous étions en février –, je distinguai un haut clocher privé de sa coupole ainsi que des charpentes d’églises en ruines. 
Malgré ce spectacle désolant, je fus frappé par l’extraordinaire puissance et la force mystérieuse qui émanaient de ce lieu saint. Et aussi par la pensée que le monastère de Diveïevo n’avait pas succombé et vivait d’une vie secrète, inconcevable pour le monde. Et c’était bien cela ! Dans une misérable isba de la périphérie, je découvris quelque chose que je n’aurais pu imaginer dans aucun de mes rêves les plus lumineux. Je vis l’Église toujours triomphante, debout, jeune et se réjouissant de son Dieu, de son Créateur et Sauveur. C’est là que je saisis pour la première fois à quel point les paroles de l’apôtre Paul : « Je puis tout en Jésus-Christ qui me rend fort ! » étaient percutantes et audacieuses. L’office le plus beau et le plus inoubliable de ma vie eut aussi lieu làbas, non dans une superbe cathédrale, ou dans une église patinée par le temps, mais dans une petite maison, au 16 de la rue Lesnaïa du chef-lieu de district de Diveïevo. D’ailleurs, ce n’était pas exactement une maison, mais une isba pour les bains transformée en logis. 


Je me retrouvai là en compagnie du père Vonifati et aperçus dans une petite pièce au plafond très bas dix femmes terriblement âgées. La plus jeune avait largement dépassé les quatre-vingts ans. Et la plus vieille devait avoir plus de cent ans, c’est certain. Elles portaient toutes de modestes vêtements de vieilles femmes et des fichus ordinaires. Elles n’avaient ni rason, ni klobouk, ni voile. 
En quoi étaient-elles des religieuses ? « De simples et braves femmes », aurais-je pensé si je n’avais su qu’elles étaient les personnes les plus courageuses parmi nos contemporains, de vraies ascètes qui avaient passé dans les prisons et les camps de longues années, voire des décennies. Et en dépit de toutes ces épreuves, leur foi et leur fidélité à Dieu n’avaient fait que s’affermir dans leur âme. Je fus impressionné de voir le père Vonifati, archimandrite respecté, doyen des églises des bâtiments patriarcaux à la laure de la Trinité-Saint- Serge, guide spirituel émérite, bien connu à Moscou se mettre aussitôt à genoux et se prosterner devant ces vieilles femmes ! J’avoue que je n’en croyais pas mes yeux. Puis le prêtre se releva et entreprit de bénir chacune des vieilles femmes qui clopinaient vers lui. Elles étaient, de toute évidence, sincèrement heureuses de sa venue. Pendant qu’ils échangeaient des salutations, je regardai autour de moi. 
Sur les murs de la petite pièce, on remarquait des icônes dans leurs encadrements faiblement éclairées par de petites veilleuses. L’une d’elles attira immédiatement mon attention. C’était une grande icône de belle facture du bienheureux Serafim de Sarov. Le visage du starets brillait de tant de chaleureuse bonté que l’on ne pouvait en détacher le regard. Comme je l’appris plus tard, elle avait été peinte, juste avant la révolution, pour la nouvelle église de Diveïevo qui n’eut pas le temps d’être consacrée, mais fut miraculeusement sauvée de la profanation. Entre temps, on s’était préparé pour la vigile. 
Quand les soeurs sortirent de leurs cachettes et déposèrent sur une table de bois g r o s s i è r e m e n t taillée des objets authentiques ayant appartenu à Serafim de Sarov, j’en eus le souffle coupé. Il y avait là l’étole de cellérier du bienheureux, ses chaînes – reliées à une lourde croix de fer –, une mitaine de cuir, la vieille marmite en fonte dans laquelle il préparait ses repas. 
Pendant des dizaines d’années après le saccagement du monastère, les soeurs de Diveïevo s’étaient transmis de main en main ces reliques. Ayant revêtu ses habits sacerdotaux, le père Vonifati annonça le début de la vigile. Instantanément, les moniales se redressèrent et se mirent à chanter. Quel choeur merveilleux et impressionnant c’était ! 
– « Ton six ! Seigneur, je crie vers Toi, exauce-moi ! » proclama d’une voix rauque la canonarche âgée de cent deux ans et qui avait passé près de vingt ans de sa vie dans les prisons et lieux de bannissement. 
– « Seigneur, je crie vers Toi, exauce-moi ! Entends-moi, Seigneur ! », entonnèrent avec elle toutes ces moniales. Ce fut un office qu’il est difficile de rendre par des mots. Les cierges brûlaient. De son icône, le bienheureux Serafim de Sarov nous enveloppait d’un regard plein de bonté et de sagesse. Ces femmes étonnantes chantèrent presque tout l’office par coeur. Parfois seulement, l’une d’entre elles consultait rapidement de gros livres, sans même chausser des lunettes, à l’aide d’une loupe à manche de bois. 
C’est ainsi qu’elles avaient officié dans les camps, dans les lieux d’exil, et ici, quand elles étaient revenues à Diveïevo, à leur libération, et s’étaient installées dans de pauvres chaumières à la périphérie de la ville. Tout cela leur semblait normal et moi, je ne savais plus si j’étais au ciel ou sur la terre. Ces vieilles moniales possédaient en elles une telle énergie spirituelle, une telle force de prière, un tel courage, une telle douceur, une telle bonté, un tel amour, une telle foi que c’est là, à cet office religieux, que je compris qu’elles étaient capables de surmonter n’importe quel obstacle : un tout puissant pouvoir sans Dieu, l’incroyance du monde et la mort elle-même, qu’elles ne craignaient nullement.

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