jeudi 1 novembre 2012

Le plus bel office de ma vie (2 et fin)


Mother Frosya

Saint Seraphim de Sarov  (1759-1833) - L’entretien avec Motovilov


Il faisait déjà nuit quand nous sommes arrivés à notre destination. En regardant par la vitre de notre voiture à travers les flocons de neige tourbillonnant dans la tempête de février, j'ai été peiné de voir la haute tour de guet, le dôme détruit, ruiné et les carcasses des églises profanées. En dépit de cette scène lugubre, j'étais toujours frappé par la puissance et l'énergie secrète inhabituelle de ce grand monastère. De plus, j'ai eu le sentiment que le monastère de Diviyevo n'était pas encore mort, mais vivant avec un peu de vie spirituelle ineffable, bien au-delà de la compréhension de ce monde matériel insensible. 
Et cela s'est avéré être vrai! Dans une hutte délabrée un peu à la périphérie de Diviyevo, j'ai vu quelque chose que je n'aurais jamais imaginé, même dans mes rêves les plus rayonnants. J'ai vu en vie de l'Eglise Rayonnante, invincible et infatigable, jeune et joyeuse dans la conscience de Son Dieu, notre Berger et Sauveur. C'est alors que j'ai été frappé par un verset du grand apôtre Paul: "Je puis faire toutes choses par Christ qui fortifie" (Philippiens 4:13)! Et qui plus est, l'office de l'église la plus beau et le plus inoubliable de ma vie a eu lieu alors, non pas dans une magnifique et grandiose cathédrale, non pas dans une église ancienne et glorieuse sanctifiée avec le temps, mais dans un immeuble quelconque dans le centre communautaire de Diviyevo, au numéro 16 de la rue Lesnaya. Ce n'était même pas une église du tout, mais un ancien établissement de bains en quelque sorte vaguement converti en logements collectifs.
Quand je suis arrivé avec Père Boniface, j'ai vu une chambre miteuse avec environ une douzaine de femmes âgées, dont la plus jeune n'aurait pas pu être plus jeune que quatre-vingts ans, alors que les plus âgées avaient certainement plus de 100 ans. Toutes étaient habillés en simples et vieux habits de femmes de la campagne et portaient des foulards de paysannes. Aucune d'entre elles ne portait un habit ou une quelconque sorte de vêtement monastique ou ecclésiastique. 
Bien sûr, ce n'étaient pas des moniales, mais seulement de simples vieilles dames, c'est ce que n'importe qui aurait pensé, moi y compris, si je n'avais pas su que ces vieilles femmes étaient en fait parmi quelques-uns des plus courageux confesseurs de la foi des temps modernes, de vraies héroïnes qui avaient subi des tortures et passé des décennies dans les prisons et les camps de concentration pour leurs croyances. Et pourtant, en dépit de toutes leurs épreuves, leur loyauté spirituelle et une foi inébranlable en Dieu n'avait fait que croître en elles. J'ai été étonné de voir comment, sous mes yeux le vénérable Père Boniface, archimandrite et recteur des églises dans les quartiers patriarcaux du monastère de la Sainte Trinité, confesseur respecté et bien connu à Moscou, se mit à genoux avant de donner la bénédiction à ces vieilles femmes, et se prosterna sur le sol! Pour être honnête, je ne pouvais pas en croire mes yeux. Mais après se levant du sol, ce prêtre a commencé avec ferveur à bénir ces vieilles femmes qui clopinaient maladroitement jusques à lui, chacune à leur tour. Il était clair que vraiment elles étaient ravies de sa visite.
Tandis que Père Boniface et les vieilles femmes échangeaient des salutations, j'ai regardé à l'entour. Des icônes dans d'anciens cadres de cérémonie, faiblement éclairés par des lampes vacillantes, étaient accrochées sur les murs. L'une d'elles en particulier attira mon attention. C'était une grande et belle icône de saint Séraphim de Sarov. Le visage du staretz dégageait une telle gentillesse et chaleur que je ne pouvais pas détacher mes yeux de lui. Comme je l'ai découvert plus tard, cette image avait été peinte juste avant la Révolution pour la nouvelle cathédrale de Diviyevo, qu'ils n'avaient jamais eu le temps de consacrer, et qui par miracle avait été épargnée de la profanation complète. 
En attendant, j'ai commencé à me préparer pour le service de Vigiles. Cela m'a coupé le souffle lorsque les moniales ont commencé à sortir de leurs cachettes secrètes et de déposer sur la modeste table en bois les objets authentiques appartenant à saint Séraphim lui-même. Il y avait là l'étole de son vêtement ecclésiastique, il y avait sa croix de fer lourd sur de grosses chaînes, portées par la mortification de la chair, un gant de cuir, et le pot à l'ancienne en fonte dans lequel le saint avait fait cuire ses aliments. Après la Révolution lorsque le monastère fut pillé et détruit, ces saintes reliques avaient été transmises de sœur à sœur par les religieuses du monastère de Diviyevo. 
Ayant mis ses vêtements, Père Boniface a dit les paroles du prêtre qui commence l'office des Vigiles. Les moniales, immédiatement ragaillardies, ont commencé à chanter. Quel chœur divin et tout à fait étonnant, elles formaient! "Ton six! ! Seigneur, je crie vers toi, écoute-moi "chantait une des voix chevrotantes avec l'âge, c'était la religieuse canonarque, qui avait maintenant 102 ans. Elle avait été emprisonnée et exilée pendant plus de vingt ans. Et toutes ces merveilleuses sœurs chantaient avec elle: "Seigneur, je crie vers toi, écoute-moi! Écoute-moi, Seigneur! "Il n'existe aucun moyen de capturer la sublimité de cet office par les mots. Les cierges vacillaient, et le visage bon et sage sans limite de saint Séraphim baissait les yeux sur nous depuis son icône… 
Ces moniales incroyables chantèrent l'ensemble de l'office quasi par cœur. Très rarement l'une d'elle jetait un regard sur les vieux livres épais, pour lesquels elles avaient besoin d'utiliser non pas des lunettes, mais des loupes géantes mais avec poignées en bois. Elles avaient risqué la mort ou une lourde peine pour avoir fait cet office dans les camps de concentration et les prisons et les lieux d'exil. Elles le faisaient même maintenant, après toutes ces souffrances, ici àDiviyevo, installées dans leurs masures misérables à la périphérie de la ville. 
Pour elles, il n'avait rien d'inhabituel, et pourtant, pour moi, je pouvais à peine comprendre si j'étais au Ciel ou sur la terre. Ces vieilles moniales étaient possédées d'une telle incroyable force spirituelle, d'une telle prière, d'un tel courage, d'une telle modestie, de bonté et d'amour, et elles étaient remplies d'une telle foi, que ce fut alors à cet office merveilleux que j'ai compris qu'elles triompheraient de tout avec leur foi: de notre gouvernement athée, malgré toute sa puissance, de l'incrédulité de ce monde, et de la mort elle-même, dont elles n'avaient absolument aucune crainte.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Archimandrite Tikhon

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