mercredi 25 juillet 2012

KIM PALCHIKOFF: Les icônes qui ont survécu à Hiroshima




File:Nikolai-do.jpg


Cathédrale Orthodoxe de la Résurrection de Tokyo [復活大聖堂]
appelée aussi Nikolaï-do [ニコライ堂]/
Le Temple de [saint] Nicolas 

Tombe de saint Nicolas du Japon


Kim Palchikoff est un rédacteur pigiste basé à Las Vegas. Elle travaille sur un mémoire, "De Moscou à Monte-Carlo: Sur la route avec le cirque de Moscou."


*

J'ai grandi sous les yeux attentifs de trois icônes russes qui ont survécu au bombardement atomique d'Hiroshima. Elles appartenaient à des parents de mon père, réfugiés de la Révolution russe qui ont été tranquillement prendre le petit déjeuner avec deux de leurs trois enfants lorsque l'Enola Gay a survolé leur ville le 6 août 1945, et a largué la bombe qui a réduit la plus grande partie de la ville en poussière.
Miraculeusement, la famille de mon père en est sortie indemne. À la surprise générale, les icônes aussi. Aujourd'hui, elles pendent sur le mur de la salle à manger de ma mère à Reno, au Nevada, symboles d'une valeur inestimable, non seulement de la foi orthodoxe russe, mais de l'impact des bouleversements du 20e siècle et de la violence dans la vie d'une famille.
Ce sombre jour-là à Hiroshima, ce n'était pas la première fois que les Palchikoff échappaient à une attaque. Membres de la noblesse russe, ils avaient combattu dans l'armée blanche et avaient voyagé à travers la Sibérie à Vladivostok avant de fuir la Russie lorsque l'Armée rouge imposa le pouvoir soviétique. Finalement, ils ont rejoint une poignée d'autres Russes blancs au Japon, où mon père Nicolas naquit en 1924.
Au moment du bombardement, mon père était quelque part dans le Pacifique Sud, soldat dans une unité du renseignement américain armée, affecté à la surveillance des transmissions radio japonaises, essayant de briser les codes. Des années plus tôt, en 1940, ses parents l'avait mis sur un bateau en partance pour Los Angeles, désireux qu'il soit éduqué en Occident. Au moment où il a eu 18 ans, le Japon et les Etats-Unis étaient en guerre, et il s'est enrôlé dans l'armée de son pays d'adoption pour lutter contre la terre de sa naissance.
Grandissant à San Diego, j'écoutais patiemment les histoires de mon père tandis que nous dînions, en regardant les icônes, des portraits de [la Mère de Dieu] Marie et de Jésus. Personne ne savait beaucoup de choses sur elles, de quelle ville russe, elles étaient venues, ou en ce siècle, elles avaient été peintes. Tout ce que nous savions, c'est qu'elles avaient autrefois appartenu à la famille Palchikoff en Russie tsariste et avaientt survécu à la première bombe atomique. Tandis que je dînais, je me demandais souvent si les radiations suintaient des cadres en bois et si un jour je mourrais d'un cancer.
Mon père parlait de beaucoup de choses, des souvenirs d'enfance idylliques de natation dans les rivières d'Hiroshima à son amertume à cause de la décision de Washington de lancer la bombe. Bien qu'il se disait fervent athée, il était néanmoins fier de ses icônes et les montrait avec orgueil aux visiteurs. Pour lui, elles étaient plus qu'un fragment de son enfance, elles étaient représentatives des bouleversements qui avaient changé la vie de sa famille. Comme sa famille, elles étaient des survivantes.
Un de ses souvenirs d'enfance préférés était de regarder son père à genoux dans la lumière des cierges devant les icônes, priant pour le rétablissement de la monarchie russe. Comme la Seconde Guerre mondiale menaçait, le gouvernement japonais conseilla aux étrangers vivant à Hiroshima de quitter le Japon. Au lieu de faire ses valises, sa famille a prié pour que Dieu les guide. Nikolas a raconté comment son père avait écrit avec soin les mots "da" [oui] et "niet" [non] sur des morceaux de papier, et les amis mis dans son chapeau. Le papier qu'il tirerait déciderait de leur sort. Et ainsi la famille est restée à Hiroshima jusqu'à ce matin d'août, ou un éclair atomique a changé le monde à jamais.
Mon père était parmi les premiers soldats américains à arriver à Ground Zero. Il a souvent parlé du jour où il est arrivé à Hiroshima, un mois après le bombardement, regardant dans les ruines de la ville rasée, à la recherche de nouvelles de sa famille. Il présumait qu'ils étaient morts et qu'il allait leur rendre un dernier hommage. Miraculeusement, il les a trouvés en vie. Il les amena à Tokyo, où ils sont restés jusqu'à ce qu'ils finissent par émigrer aux Etats Unis.
Il aimait à mêler les leçons de la vie avec ses anecdotes. "C'est bien d'admettre que vous avez tort," disait-il souvent, en attendant le jour où l'Amérique présenterait enfin des excuses au Japon pour la bombe atomique. Parfois, il parlait tellement ma mère allait vers lui et l'éteignait, ce qui signifiait qu'elle plantait son index dans son nombril, signe pour lui de s'arrêter pendant un certain temps.
Une fois de temps en temps il emportait ses icônes précieuses dans les salles de classe de l'école élémentaire voisine, où ma mère travaillait comme conseillère d'orientation, pour parler de paix dans le monde.
Il demandait aux enfants de fermer les yeux et d'imaginer leur ville entière rasée, leurs parents morts, tous leurs amis, les animaux, tout cela disparu. Il leur demandait alors de réfléchir à des moyens de pouvoir résoudre les problèmes sans violence.
L'année dernière, j'ai reçu un appel téléphonique du Musée Mémorial de la Paix d'Hiroshima. Ils cherchaient des documents sur la vie des Hibakusha russes,  nom japonais pour les survivants de la bombe A. Ils voulaient savoir ce qui était arrivé à Nikolay-san et à sa famille.
Mon père avait disparu, je leur ai dit, il est mort en 2003. Sa sœur était le seul membre de la famille encore en vie. Mais comme les icônes, elle était muette sur ce qu'elle avait vu.
Le Japon a vu sa part de difficultés, cette année - le tsunami, les tremblements de terre et les problèmes persistants dans son usine nucléaire de Fukushima.
Aujourd'hui, alors que je regarde les icônes, je pense à la la possibilité pour l'art de nous inciter à penser à des choses autres que ce que l'artiste peut avoir eues à l'esprit.
Ma mère a décidé de garder les icônes, mais j'espère un jour qu'elles feront le voyage de retour à Hiroshima. Elles appartiennent au musée là-bas, entourées par d'autres objets et œuvres d'art qui font partie de l'histoire de la ville. Je serais triste de les voir partir. Mais en étant exposé dans un musée, Elles peuvent aider à rappeler aux visiteurs que l'héritage d'Hiroshima et de l'avenir de l'énergie nucléaire dépend de nous tous.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
The New York Times
6 août 2011


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