lundi 9 avril 2012

Jean-Claude LARCHET/ Recension: Métropolite Antoine Bloom, « La vie, la maladie, la mort » précédé de « Récit autobiographique »



Antoine
Métropolite Antoine Bloom, « La vie, la maladie, la mort », traduit du russe et introduit par le P. Michel Evdokimov,  précédé de « Récit autobiographique », traduite du russe par Françoise Lhoest, Édtions du Cerf, Paris, 2012, 160 p., collection « Épiphanie ».
La plus grande partie de ce livre n’est pas une nouveauté, mais la réédition d’un livre paru sous le même titre (« La vie, la maladie, la mort ») aux éditions Laurens en 1998. Les réflexions de Mgr Antoine, comme toujours très personnelles, sont précieuses sur ces thèmes en raison de sa double expérience de pasteur et de médecin.
Le court récit autobiographique qui est publié en seconde partie était jusqu’à présent inédit en français. Il s’agit d’une interview enregistrée à Moscou en 1973 qui a été publiées pour la première fois dans la revue Novy Mir en 1991.Mgr Antoine de Souroge (1914-2003) y évoque son enfance en Perse, la personnalité de son père (qui était diplomate) et de sa mère (qui était la sœur du compositeur Scriabine), son exil en France avec sa famille, son éducation et sa formation scolaire et universitaire, sa conversion à une foi profondément vécue, sa rencontre avec son père spirituel  – le père Athanase Nétchaïev, un saint hiéromoine qui fut le premier recteur de la paroisse des Trois Saint Hiérarques, rue Pétel et fut aussi le père spirituel du starets Serge Chévitch – et ce qu’il a appris de lui, ses vœux monastiques, son activité pendant la seconde guerre mondiale comme chirurgien dans l’armée française, son engagement danas la Résistance, son retour à la vie civile. Le récit s’arrête en 1949, année où il a été ordonné prêtre.
Ce récit ne permet pas seulement de comprendre mieux l’histoire personnelle et la personnalité du célèbre métropolite, père spirituel et prédicateur. Il comporte beaucoup de passages instructifs spirituellement. En voici quelques-uns.

1. Sur sa (re)découverte de la foi :
« Je demandai un Évangile à maman, elle en avait justement un, je me retirai dans mon coin. En ouvrant le livre, je constatai que sur les quatre Évangiles, il devait bien y en avoir un plus court. Comme je n'attendais rien de bon d'aucun des quatre, je décidai de lire le plus court. Et je fus captivé. J'ai trouvé, encore bien souvent depuis lors, que Dieu est terriblement rusé quand Il dispose Ses filets pour pêcher le poisson, parce qu'en lisant un autre Évangile, je me serais heurté au substrat de culture de base ; or Marc écrivait justement pour des jeunes sauvageons de mon espèce, pour les jeunes Romains. Cela, je ne le savais pas, mais Dieu le savait. Et Marc savait peut-être, lorsqu'il avait écrit un texte plus court que les autres.
Je me mis donc à lire, et ici, vous me croirez peut-être sur parole, parce que cela ne se démontre pas. Il m'est arrivé ce qui arrive parfois dans la rue : vous savez, on marche, puis on se retourne parce qu'on sent quelqu'un derrière soi. J'étais assis à lire et entre le début du premier et le début du troisième chapitre de l'Évangile de Marc, que je lisais lentement, à cause de la langue insolite, j'ai senti tout d'un coup que de l'autre côté de la table, le Christ se tenait debout… J'en fus tellement saisi que j'ai dû m'arrêter de lire et regarder. J'ai regardé longtemps, sans rien voir, sans rien entendre, sans rien percevoir par les sens. Mais même quand je regardais juste devant moi à cet endroit où il n'y avait personne, la conscience claire que le Christ était là, indubitablement présent ne me quittait pas. Je me rappelle que j'ai pensé alors, dans un sursaut : “Si le Christ vivant est ici, alors c'est le Christ ressuscité.” Donc je sais, de manière entièrement fiable et personnelle, grâce à ma propre expérience personnelle, que le Christ est ressuscité, et que donc tout ce qu'on dit de Lui dans les Évangiles est vrai. Les premiers chrétiens suivaient la même logique: ils trouvaient le Christ et acquéraient la foi non pas parce qu'on leur avait raconté ce qui s'était passé depuis le début, mais par la rencontre avec le Christ vivant, d'où il découlait que le Christ ressuscité était Celui-là même dont on parlait, et par conséquent, tout le récit qui avait précédé avait aussi son sens.
Je continuai à lire, mais tout avait changé. Mes premières découvertes dans ce domaine, je me les rappelle très nettement. J'aurais sans doute exprimé cela autrement à quinze ans, mais la première expression était  : si cela est la vérité, cela veut dire que tout l'Évangile est vrai, cela veut dire que la vie a un sens, donc on peut vivre uniquement pour faire partager aux autres ce miracle que j'avais découvert ; il y a certainement des milliers de gens qui n'en savent rien et il faut le leur dire au plus vite. »
 2. Les bienfaits de l’obéissance à l’école  du père Athanase Nétchaïev :
« J'ai terminé mes études de médecine juste avant la mobilisation, en 1939. Le jour de la fête de la Décollation de saint Jean-Baptiste, j'ai demandé à mon père spirituel de recevoir mes vœux monastiques. Il n'y avait pas le temps de me tonsurer, parce qu'il ne restait que cinq jours avant mon départ à l'armée. […] J'ai demandé au père Athanase comment accomplir mes vœux monastiques à l'armée, en particulier l'obéissance. “C'est très simple, m'a-t-il répondu, considère que chacun de ceux qui te donne un ordre parle au nom de Dieu, et exécute l'ordre non pas seulement extérieurement, mais du plus profond de toi; considère que chaque malade qui demande de l'aide et qui t'appelle est ton maître ; sers-le comme un esclave acheté.”
Ensuite, tu fais comme dans la vie des saints Pères. Le caporal demande des volontaires pour creuser une tranchée, tu te portes volontaire… Première chose, ta volonté est entièrement déconnectée et totalement absorbée par la sainte et sage volonté du caporal. Puis il te donne une pelle, te conduit dans la cour de l'hôpital militaire et te dit de creuser une tranchée nord-sud… Tu sais bien que l'officier avait dit de creuser est-ouest. Mais ce n'est pas ton problème; ton travail à toi, c'est de creuser et tu ressens une telle liberté que tu creuses avec délectation: d'abord tu te sens vertueux, puis surtout, par une journée froide et claire, c'est bien plus agréable de creuser une tranchée en plein air que de faire la vaisselle à la cuisine. Au bout de trois heures, tu as une belle tranchée. Le caporal arrive et dit: “Abruti, âne bâté, il fallait creuser est-ouest…” Je pourrais lui dire que c'est lui qui s'est trompé, mais qu'est-ce que cela peut me faire, qu'il se soit trompé? Il m'a ordonné de remblayer la tranchée et après cela, j'en creuserai sans doute une seconde, mais entretemps il a chargé un autre “volontaire” d'exécuter sa tâche.
Je fus frappé alors par le sentiment de liberté intérieure que donne l'obéissance absurde, parce que si mon activité devait s'appliquer concrètement, s'il s'agissait d'obéir à un ordre sensé, je commencerais par me démener pour démontrer au caporal qu'il faut creuser dans l'autre direction, et cela se terminerait aux arrêts de rigueur… Or ici, du simple fait d'être absolument libéré du sentiment de responsabilité, toute la vie consistait à pouvoir tout à fait librement réagir à tout de manière positive et garder en tout sa liberté intérieure; quant au reste, c'était la volonté de Dieu manifestée à travers l'erreur de quelqu'un. »
3. Une pratique de la chirurgie inspirée par l’amour du prochain:
« Je pratiquais la chirurgie et je me souviens d'une évidence qui m'est apparue: faire une opération compliquée était une question de technique, mais s'occuper du malade était une question humaine et que cela, c'était le plus important et porteur de sens, parce que n'importe quel bon technicien peut fournir un bon travail techniquement, mais l'aspect humain dépend de l'homme et non de la technique. Par exemple, il y avait des mourants: un hôpital de 850 lits, près de la ligne de front, soigne beaucoup de blessés graves, et j'avais pris l'habitude de passer les dernières nuits avec les mourants dans toutes les salles. Les autres chirurgiens, sachant que j'avais cette idée si étrange, me prévenaient systématiquement. À ce moment-là, plus besoin de technique ; on est là auprès d'un homme jeune, il a tout juste vingt ans, il sait qu'il va mourir et il n'a personne avec qui parler. Pas de la vie, pas de la mort, rien de tout cela, mais de sa ferme, de sa moisson, de sa vache, de ces choses-là. Et ce moment-là prend tant d'importance: devant l'ampleur des destructions, c'est cela l'important. On est donc là, à son chevet, puis l'homme s'endort et on reste auprès de lui, et de loin en loin, il cherche à tâtons notre présence. Si on est là, il peut continuer à dormir, il peut aussi mourir en paix.
Je me souviens d'un soldat allemand prisonnier, blessé à la main; le chirurgien-chef dit : ampute le doigt (tout purulent). Et je me souviens que l'homme a dit alors : “Je suis horloger.” Vous comprenez, un horloger qui perd l'index, il est fini professionnellement. Alors je l'ai pris en charge, je me suis occupé de son doigt pendant trois semaines, et mon chef se moquait de moi, en disant : “Imbécile, tu aurais pu régler l'affaire en dix minutes, or voilà trois semaines que tu es dessus, à quoi bon? C'est la guerre, et toi, tu t'occupes d'un doigt!” Je lui répondais qu'effectivement, c'était la guerre, c'est bien pour cela que je m'occupais de son doigt, que c'était tellement important, la guerre, que son doigt jouait un rôle capital, parce que dès la guerre terminée, l'homme rentrerait chez lui avec ou sans son doigt. »
4. L’humilité à l’école du Père Athanase Nétchaiev :
« À un moment, j'étais passionné par l'idée d'une carrière médicale et j'ai décidé de présenter l'examen d'un certificat de spécialité. Quand j’ai raconté [cela à mon père spirituel], il m'a dit : “Tu sais, c'est de la vanité pure.” Je lui dis : “Eh bien, si vous voulez, je ne vais pas…” “Non, dit-il, présente-toi et échoue, pour que tout le monde voie que tu es un incapable.” Un tel conseil, c'est une absurdité au sens purement professionnel, cela n'a aucun sens. Mais je lui suis infiniment reconnaissant. Je me suis effectivement présenté à l'examen, j'ai reçu une note invraisemblable parce que j'avais écrit n'importe quoi même sur ce que je savais ; j'ai échoué, je me suis retrouvé tout en bas de la liste qui avait un mètre de long ; tout le monde a dit: “Franchement, on n'aurait jamais pensé que tu étais un pareil crétin…” — et j'ai appris quelque chose, même si cela a bouché tout mon avenir professionnel. Ce qu'il m'a appris, il ne l'aurait pas fait par des discours sur l'humilité ; parce que réussir l'examen avec brio et puis ensuite dire avec humilité : “Avec l'aide de Dieu…”, c'est trop facile.
5. La naissance dun grand prédicateur :
« Après sa mort, je suis devenu prêtre, en 1949, sur la parole d'un homme auquel je faisais toute confiance. […] Il a encore aggravé les choses en me disant après ma première conférence en anglais : “Père Antoine, de toute ma vie, je n'ai jamais rien entendu d'aussi ennuyeux!” Je lui dis : “Que faire? Je ne sais pas l'anglais, j'ai dû écrire ma conférence et la lire tant bien que mal…” —  ”Eh bien dorénavant, je vous défends d'écrire ou de parler d'après vos notes.” — “Mais, lui dis-je, ce sera comique!” Il m'a répondu : “Eh oui, en tout cas cela ne sera pas ennuyeux, vous nous donnerez l'occasion de rire à vos dépens.” Et depuis lors, je fais des conférences, je parle et je prêche sans notes, et c'est lui le responsable. »
in

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire