lundi 27 février 2012

Jean-Claude LARCHET/ Recension: Théoclète Dionysiatis, « Entre ciel et terre »

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Recension: Théoclète Dionysiatis, « Entre ciel et terre », traduit du grec par le P. Ambroise Fontrier, L’Age d’Homme, Lausanne 2011, 227 p. (« La Lumière du Thabor »).
Le père Théoclitos (1916-2006) fut un moine réputé du Mont-Athos, appartenant au monastère de Dionysiou, qui eut, pendant la période où il y vécut, deux illustres higoumènes: le père Gabriel et le père Charalampos (fils spirituel de Joseph l’Hésychaste). Apprécié pour son érudition, il est l’auteur de nombreux livres et articles – consacrés notamment à saint Denys l’Aréopagite, saint Nicodème l’Hagiorite, Saint Grégoire Palamas, saint Nectaire d’Égine, et à divers grands spirituels athonites du XIXe et du XXe siècles – et de nombreuses traductions en grec moderne de textes patristiques (Évagre, Marc l’Ermite, Diadoque de Photicé, Maxime le Confesseur, Grégoire Palamas). L’un de ses livres a déjà paru en français en 1989 aux éditions Axios, traduit par M. J. Montsaingeon, dans le cadre du recueil « Écrits du Mont-Athos. Une anthologie hagiorite contemporaine » ; ce livre, intitulé « Dialogues athonites sur la théologie de la prière du cœur » (en partie inspiré par l’enseignement du maître de la prière hésychaste que fut le P. Charalampos) a connu un grand succès en Grèce. Le présent livre y fut également célèbre. Il traite essentiellement de la vie monastique, présentant la conception particulière qu’en a l’Église orthodoxe et faisant l’éloge de la forme qu’elle prend dans le cadre, empreint de beauté et de pureté, de la Sainte Montagne. Le texte a la forme d’un dialogue entre un moine athonite, le père Chrysostome, et un théologien, un juriste et l’auteur du récit. Alors que le théologien a du monachisme une conception mondaine et moderniste (centrée sur l’activité sociale du moine, le christianisme étant, selon lui, une religion essentiellement sociale et altruiste), le moine athonite défend le monachisme tel qu’il est conçu par la tradition orthodoxe, spécialement la tradition hésychaste où, comme le disait saint Maxime le Confesseur, l’action est contemplative et la contemplation active, et où le moine tant dans la vie communautaire ecclésiale que dans la solitude et le silence de l’hésychia, a un mode de vie qui n’est plus de ce monde, tout en incluant le monde dans son amour et dans sa prière. Cette dernière conception est confirmée par l’ancien Théolepte, qui vient rejoindre les autres interlocuteurs, puis par un ermite dont tous font la rencontre. Différents sujets relatifs à la vie spirituelle sont successivement abordés – la foi, l’ascèse, la prière, l’amour, la paix … – d’une manière à la fois vivante et poétique, fondée sur l’expérience et non sur la spéculation abstraite (dont les limites sont souvent soulignées), ce qui n’empêche pas d’en définir la nature avec profondeur.

L’ouvrage est précédé d’une longue introduction de 66 pages due au métropolite Philarète (Motte), ancien élève de l'École normale supérieure et agrégé de Lettres classiques, qui est membre d'un groupe de « vieux-calendaristes » en rupture de communion avec l'Église orthodoxe. Certains éléments de cette introduction peuvent être positivement appréciés tandis que d’autres exigent d’être rectifiés.
1) Dans sa première partie, l’auteur laisse entendre (p. 11) que le P. Théoklitos aurait été lui-même proche des vieux-calendaristes. Le respect de la mémoire du père Théoklitos (que j’ai personnellement bien connu) exige que l’on rappelle, contre la tentative de récupération qui en est faite ici, que c’est dans un cadre strictement canonique et ecclésial qu’il a toujours exercé son activité de patrologue, de théologien et d’écrivain ecclésiastique. Rattaché d’abord au monastère athonite de Saint-Paul, puis, pendant la plus grande partie de sa vie et jusqu’à son décès, au monastère de Dionysiou, il fut pendant plusieurs années le représentant de ce monastère auprès de « sainte épistasie » qui exerce le gouvernement général de la communauté athonite à Karyès, et il assura même la charge de protos (président) de celle-ci, ce qui aurait été inconcevable si ses idées et positions ecclésiologiques n’avaient pas été pleinement conformes à ce que cette fonction de direction et de représentation exigeaient. En tant que protos, il eut même à combattre les activités séparatistes que menaient avec violence les moines du monastère vieux-calendariste d’Esphigménou. Il suffit au demeurant de consulter les numéros de la revue « Dialogues athonites », dont le père Théoklitos était le rédacteur, pour constater qu’il était fortement opposé au « schisme des zélotes », selon ses propres termes (n° 22, 1974, p. 23, « Au sujet d’un schisme durable), et à l’attitude des moines d’Esphigménou, considérant que, au regard de la charte du Mont-Athos, ils justifiaient les mesures coercitives du patriarcat de Constantinople les concernant (ibid., p. 6, « La Sainte Montagne et le Patriarcat Œcuménique »)..
2) L’auteur de l’introduction souligne à juste titre dans sa deuxième partie le rôle historique que joua tout au long des siècles le Mont-Athos dans la préservation de la tradition orthodoxe. Mais il présente (p. 24-25) ce monastère paléocalendariste d’Esphigménou comme le seul monastère irréprochable, accusant les autres monastères de l’Athos d’être composés de moines issus d’associations laïques, universitaires, inspirées de l’Occident, qui n’ont pas reçu, pour la plupart, la tonsure des mains d’un moine de l’Athos, et ont souvent gardé l’esprit du monachisme séculier dont ils proviennent, un monachisme rénové, activiste, où l’ascèse et la contemplation ne sont pas comprises justement. Cette affirmation doit être doublement rectifiée. La plupart des monastères de l’Athos ont bénéficié, dans les années soixante du siècle dernier, d’une restauration du cénobitisme sous sa forme traditionnelle, alors qu’il y régnait souvent une vie idiorythmique sans consistance liturgique et que la vie spirituelle y était devenue très décadente. Cette restauration du cénobitisme fut accompagnée d’une restauration de la prière hésychaste dans le canon des moines, alors qu’elle n’était conservée que dans quelques ermitages. Ce renouveau, qui ne fut pas une innovation mais bien une restauration de la vie athonite traditionnelle, est dû en particulier aux disciples du grand Joseph l’Hésychaste, qui ont su rendre attirante la vie monastique pour beaucoup de jeunes (parmi lesquels, un certain nombre d’étudiants ou de jeunes diplômés) et sont allés repeupler et revivifier des monastères qui ne comptaient plus que quelques vieux moines, comme ceux de Philothéou, d’Esphigménou, de Vatopaidi, de Xéropotamou, de Dionysiou. L’higoumène Basile qui a revivifié le monastère de Stavronikita s’est placé pour entreprendre et mener à bien sa tâche sous la direction du célèbre père Païssios, et sa conception de la vie spirituelle était fortement ancrée dans l’enseignement et l’expérience de saint Isaac le Syrien, comme en témoigne le très beau texte placé en tête de la traduction française, par Jacques Touraille, des « Discours spirituels » de saint Isaac le Syrien. Le père Émilianos, venu des Météores avec sa communauté, s’est placé aussitôt sous la direction spirituelle du père Éphrem de Katounakia, qui était l’ancien prêtre de la communauté de l’ancien Joseph et était devenu l’un des plus fameux hésychastes de la Sainte Montagne. L’higoumène Georges de Grigoriou, dès sen arrivée à l’Athos avec sa communauté, se mit lui aussi à l’école des disciples de Joseph l’Hésychaste. Des personnalités spirituelles de qualité sont apparues au sein de ces communautés qui ont à leur tour pris en charge des monastères quasiment vides et y ont continué ou restauré la tradition athonite. Le père Théoklitos lui-même était enthousiasmé par le renouveau athonite de cette époque, comme on peut le voir dans le numéro 39-40 de 1976 de sa revue « Athoniki Dialogi », où il se montre (p. 29) particulièrement laudateur à l’égard des higoumènes Basile de Stavronikita, Georges de Grigoriou, Éphrem de Pilothéou.
3) Sur la base d’un court chapitre du livre du père Théoklitos (p. 133-145), l’auteur de l’introduction soutient dans la troisième partie de celle-ci que l’auteur du « Corpus areopagiticum » serait Denys l’Aréopagite lui-même, le disciple de saint Paul. Or aucun scientifique ne soutient plus aujourd’hui cette identification (la thèse de Ch. M. Stang – « No longer I: Dionysius the Areopagite, Paul and the Apophasis of the Self » – , qui fait exception, ne paraît guère sérieuse). Les écrits aréopagitiques sont en effet cités pour la toute première fois au VIe siècle par le théologien monophysite Sévère d’Antioche (465-538), et ces écrits comportent des termes qui n’existaient pas avant les controverses christologiques qui ont suivi le concile de Chalcédoine (451), ce qui amène à situer leur origine à la fin du Ve siècle ou au début du VIe siècle et dans un milieu syrien. Il est en tout cas invraissemblable que si ces écrits étaient contemporains de saint Paul et dus à un disciple de celui-ci, aucun Père (y compris Cyrille d’Alexandrie qui aurait eu grand besoin de s’y référer) ne les ait cités avant Sévère ni commentés avant Jean de Scythopolis (première moitié du VIe siècle). Cela n’enlève rien à la valeur de ces écrits dont saint Maxime le Confesseur a montré la parfaite orthodoxie face aux monophysites qui en invoquaient l’autorité à leur profit, et qui ont été reçus dans la suite des siècles parmi les grands textes de référence de la littérature patristique. Et cela n’exclut pas qu’ils aient pu être l’expression écrite, à un moment donné, d’une tradition orale remontant au disciple de saint Paul et ayant franchi plusieurs siècles.
L’auteur de l’introduction a en revanche parfaitement raison de critiquer l’idée selon laquelle les écrits aréopagitiques seraient sous l’emprise directe d’une influence néoplatonicienne. Le P. Alexander Golitzin, ancien moine de Simonos-Pétra devenu récemment évêque aux États-Unis, a montré dans sa remarquable thèse « Et intoibo ad altere Dei » publiée en anglais dans la collection « Analekta Vlatadôn », que l’influence des Cappadociens est sur le corpus aréopagitique bien plus forte que celle du néoplatonisme. Et j’ai, dans ma « Théologie des énergies divines », soutenu l’hypothèse que l’auteur du corpus aurait été en réalité un adversaire du néo-platonisme qui aurait usé d’une partie du langage de celui-ci comme d’un cheval de Troie en vue d’en christianiser le sens, opérant ainsi de l’intérieur une rectification de la pensée néo-platonicienne permettant non seulement de la rendre autant que possible compatible avec la pensée chrétienne mais encore de l’intégrer à elle. C’est aussi l’avis de patrologues aussi divers que V. Lossky, A. de Halleux, C. Pera, P. Scarzzoso, E. von Ivanka ou D. Bradshaw.
Quoi qu’il en soit, l’interprétation des œuvres de Denys a toujours constitué au cours des siècles une pierre de touche pour l’orthodoxie ; non seulement la controverse dite palamite est en partie née d’un désaccord sur la façon de comprendre Denys, mais les divergences d’interprétation de la pensée même de saint Grégoire Palamas en sont tributaires.
L’auteur de l’introduction a raison de souligner que la pensée augustinienne est marquée par une forte influence néoplatonicienne (voir entre autres : M. F. Sciacca, « Saint Augustin et le néoplatonisme »; Régis Jolivet, « Saint Augustin et le néoplatonisme chrétien »; L. Grandgeorge, « Saint Augustin et le néoplatonisme ») et que le thomisme est en grande partie structuré par un aristotélisme réinterprété dans le cadre du néoplatonisme (voir en particulier P. Faucon o. p., « Aspects néo-platoniciens de la doctrine de saint Thomas d'Aquin »), et que c’est surtout sous l’influence des théologiens latins que l’idée du caractère néoplatonicien de la théologie de Denys a été imposée à l’Occident. Aujourd’hui encore, les fondamentalistes thomistes (comme Antoine Lévy dans un article violemment antipalamite du dernier numéro de la revue « Istina », laquelle, après son changement de direction, renoue avec une vieille tendance) en viennent à considérer faussement, à travers la pensée de Thomas d’Aquin prise comme une référence absolue, le néoplatonisme comme une dimension essentielle et inaliénable de la pensée patristique.
Jean-Claude Larchet
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