dimanche 30 octobre 2011

Un chemin vers saint Silouane (VI)




Etre prêt à mourir, c’est se rapprocher du Royaume


"Que faut-il faire pour avoir la paix dans l’âme et dans le corps ? Pour cela, il faut aimer tous les hommes comme soi-même et être, à toute heure, prêt à mourir. Quand l’âme se souvient de la mort, elle devient humble, se livre tout entière à la volonté de Dieu et désire être en paix avec tous et aimer tous les hommes" ( Archimandrite Sophrony,op. cit., p. 285 – Ecrits).
La mémoire de la mort est difficile à notre époque où ne sont exaltés que la réussite personnelle mondaine, le succès en affaires, et toutes formes d’exploits dérisoires aux yeux de l’éternité. La voie qui consiste à se souvenir de la mort est essentielle puisque pour nous chrétiens, la mort est l’entrée dans la Vie. C’est l’instant ultime et révélateur aussi de l’existence des croyants. Au Mont Athos, on attend de voir mourir un moine avant de savoir s’il a trouvé véritablement la Voie. 
Dans nos communautés, il est rare qu’un enseignement sur la mort nous soit systématiquement donné. Le plus souvent, ce sont les défunts qui dans leur dignité immobile rappellent à la communauté des fidèles le sort commun des hommes. Au milieu de l’église, à cercueil ouvert, nous les voyons avec les yeux de la douleur plus qu’avec ceux de la foi. 
Les hymnes funèbres, le chant de "mémoire éternelle" ont une grande solennité qui nous fige dans un respect poignant au moment des adieux. Les visites sur les tombes aux périodes pascales donnent une image plus sobre de la mort, mais ce sont des instants minuscules dans l’océan du temps, et nous n’avons — à moins de la chercher — nulle réelle préparation à la mort. Si le staretz nous demande de nous souvenir de la mort, nous devons le faire afin de trouver l’humilité salvifique.
Le métropolite Antoine de Souroge de bienheureuse mémoire fit, lors d’un congrès orthodoxe à Dijon, une conférence sur la mort. Elle fut reprise dans la revue Sobornost (Vol. 1, pp. 8-18, 1979). Ses propos méritent d’être rapportés car ils peuvent nous aider à cerner ce "souvenir ou cette mémoire de la mort" dont parle le staretz et nous donner un véritable enseignement pour y parvenir.
Dans un premier temps, il nous parle de la conscience du présent. "La mort est la pierre de touche de notre attitude envers la vie. Les gens qui ont peur de la mort, ont peur de la vie." C’est la raison pour laquelle il nous faut affronter très tôt le problème de la mort, et nous déterminer fermement par rapport à elle. Nous ne devons pas remettre à plus tard cette question importante car nous ne sommes pas maîtres du temps qui nous reste. Ayant accepté de nous confronter à la mort, nous pourrons alors vivre "sans crainte et dans la plénitude de nos capacités."
"Il est une injonction patristique, répétée pendant des siècles, qui dit que nous devrions nous souvenir de la mort pendant toute notre vie. […] Nous avons besoin de comprendre la mémoire de la mort dans sa pleine signification comme exaltation et non comme diminution de la vie."
"L’injonction de se souvenir de la mort, n’est pas un appel à vivre avec un sentiment de terreur dans la conscience constante que la mort va nous prendre, et que nous allons périr complètement, avec tout ce que nous avons cru. Cela signifie plutôt : Sois conscient du fait que ce que tu dis à présent, ce que tu entends, supportes ou reçois maintenant peut-être le dernier événement ou la dernière expérience de ta vie présente. Auquel cas, cela doit être un couronnement, et non une défaite, un sommet, et non un abîme. Si seulement, lorsque nous sommes en présence d’une personne, nous comprenions ce que pourrait être le dernier instant de sa vie ou de la nôtre, nous serions plus "intenses", plus attentifs aux paroles que nous prononçons et aux choses que nous faisons.
[…] Le moment le plus important de la vie est le présent — c’est le seul que nous ayons car le passé s’est enfui, et le futur n’est pas encore là. L’action la plus importante dans ce présent consiste à faire quelque chose de juste. Et la personne la plus importante dans la vie, est la personne qui est avec vous à l’instant présent, et pour laquelle vous pouvez faire quelque chose de bien, ou quelque chose de mal. Voilà précisément ce que l’on entend pas la mémoire de la mort.
[…] Si seulement nous pouvions percevoir le caractère d’urgence de chaque instant avec la conscience qu’il pourrait être le dernier, notre vie changerait profondément. Les paroles oiseuses que condamne l’Evangile (Matthieu 12, 36), toutes ces déclarations et ces actions qui n’ont aucun sens, qui sont ambiguës et destructrices, n’auraient pas de place. Nos paroles et nos actions seraient pesées avant d’être dites ou faites […] pour exprimer la perfection dans nos relations, jamais moins que cela.
[…] Toute vie est à chaque instant un acte ultime".
Le Métropolite Antoine parle ensuite de la peur de la mort et de la mort souhaitée.
"Nous savons par expérience, la nôtre et celle des autres, que nous avons peur de la mort et que nous sommes incertains à son propos. Pour être plus précis, je pense que nous craignons plus le processus de la mort que le fait de la mort lui-même. La plupart des gens accepteraient la mort s’ils étaient sûrs qu’elle vienne comme le sommeil, sans une période intermédiaire de crainte et d’incertitude.
"Si nous considérons les saints, nous découvrons une tout autre attitude envers la mort. Leur amour de la mort n’était pas fondé sur la crainte de la vie. Quand saint Paul dit : "Pour moi vivre c’est Christ et mourir m’est un gain […] j’aimerais partir et être avec Christ, ce qui est bien préférable" (Phil 1, 21, 23), il exprime une attitude complètement positive par rapport à la mort. La mort lui apparaît comme la porte qui ouvre sur l’éternité, lui permettant de rencontrer face à Face le Seigneur qui est tout son amour et toute sa vie.
[…] Pour être capable de souhaiter la mort de cette manière particulière, et de voir la mort comme le commencement de notre vie, son déroulement dans la mesure sans mesure de l’éternité (pour utiliser la phrase paradoxale de saint Maxime le Confesseur), nous devons avoir, ici et maintenant, l’expérience de la vie éternelle. Nous ne devons pas penser que la vie éternelle est quelque chose qui viendra plus tard, comme un bonheur futur ou une future sécurité. Les apôtres ne devinrent sans crainte que lorsqu’ils eurent — hic et nunc — part à la vie éternelle. Tant qu’ils n’avaient pas reçu le témoignage de la Résurrection du Christ, tant qu’ils n’avaient pas reçu l’Esprit, ils avaient encore peur et s’accrochaient avec crainte à leurs vies temporelles. Mais dès qu’ils eurent accès à la vie éternelle, leur crainte de perdre leurs vies temporelles disparut, car ils surent que la haine, la persécution et le meurtre ne pouvaient rien faire que les délivrer des limitations de cette vie, et leur permettre d’entrer dans les profondeurs sans bornes de la vie éternelle. Et cette vie éternelle était connue comme expérience présente, et non comme un acte de foi. 
La même chose est vraie pour les martyrs. Ils étaient prêts à mourir et à posséder la liberté souveraine du don de soi parce qu’ils connaissaient la vie éternelle et y étaient entrés dans une certaine mesure.
La mort est un événement dans la vie de tous les jours" […] "mourir d’un point de vue pratique signifie sortir de la conscience de soi-même jusqu’à l’oubli de soi. C’est quelque chose que beaucoup craignent de faire. Pourtant, chacun d’entre nous va dormir chaque soir, se perdant complètement dans le sommeil sans aucune crainte. Pourquoi ? Parce que nous sommes certains — et jusqu’à un certain point sans raison aucune — que nous nous réveillerons le lendemain, […] dans ce sens-là, nous affrontons la mort avec confiance chaque nuit. Et quand cette sorte de mort temporaire ne vient pas facilement fermer nos yeux, nous allons jusques à prendre des somnifères ou des boissons qui induisent le sommeil".
Le Métropolite Antoine citant ensuite Romano Guardini, parle alors très à propos de ces "morts-transformations" que nous acceptons naturellement lorsque nous passons de l’état de nourrisson à celui d’enfant, d’adolescent pour finalement parvenir à l’âge adulte. Pour notre développement, beaucoup de choses meurent en nous dans ces transformations successives, et notre vie devient différente. La mort est une de ces transformations. Le processus qui conduit à la mort est en nous tout le temps. 
Contrairement à nos parents qui se désolent de voir évoluer leurs enfants et qui aimeraient les garder toujours dans leur âge enfantin, les privant de leur croissance naturelle, nous devons, nous , devenir plus conscients de la présence de ce potentiel de croissance et de changement en nous et "y participer plus activement. Alors serons-nous moins effrayés de la mort comme d’une perte irrévocable. Nous la regarderons plutôt comme une partie inévitable du processus par lequel nous grandissons en vue d’une vie plus mûre et plus concrète".
Le Métropolite Antoine mentionne ensuite la mort à soi-même.
"Le Christ nous appelle à mourir à nous-mêmes. Que veut dire ceci ? La phrase est ambiguë, comme tout ce qui est dit au sujet de la mort. Cela signifie-t-il l’autodestruction ? Beaucoup imaginent que oui, et essaient de l’appliquer dans ce sens. Heureusement ils échouent mais ils restent à jamais blessés par la terreur qu’ils en ont éprouvée. Bien compris, mourir à soi-même signifie accepter cette mort progressive des choses en nous jusques au moment où nous parvenons au point où nous réalisons qu’il y a en nous un moi réel et profond, qui a sa place dans l’éternité, et un moi superficiel qui doit être dissous. Nous devons nous débarrasser du moi superficiel afin de vivre pleinement. 
[…] Ainsi, mourir signifie ne rien laisser en nous que ce qui est essentiel à la plénitude de la vie. […]
Il est vrai que mourir ce n’est pas être dépouillé de la vie temporelle, mais être revêtu de l’éternité. […] S’il n’y avait nulle mort dans un monde de péché, de mal et de corruption, nous nous dégraderions lentement et nous nous désintégrerions sans être capables d’échapper à l’horreur d’une telle dégradation graduelle.
[…] Nous devrions garder à l’esprit qu’il y a deux aspects de la mort. Il y a la mort physique et il y a aussi la mort comprise comme séparation d’avec Dieu, descente au shéol, lieu où Dieu n’est pas, lieu de son absence radicale et définitive. C’est ce second aspect de la mort qui est certainement le plus cruel et le plus atroce". Le Christ connut ces deux morts mais, ajoute le Métropolite avec l’Eglise, descendant au lieu "où se trouvaient ceux qui avaient perdu Dieu descendaient, Il y apporta avec Lui la plénitude de la Présence Divine. Par conséquent, il n’est plus de lieu où Dieu ne soit".
Le Métropolite Antoine affirme ensuite avec force que "si Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais Celui des vivants (Matthieu 22, 23), alors tous ceux qui ont quitté cette vie sont vivants en Lui ; nous pouvons, en ce qui nous concerne, nous tourner vers eux pour obtenir leur intercession ou leur pardon. […] La mort n’est pas la fin. Le bien que nous avons fait, continue après nous, et porte des fruits dans la vie des autres. Malheureusement, le corollaire est également vrai, nous pouvons aussi leur laisser un héritage de mal".

La mort, la nôtre ou celle des autres, nous fait comprendre, non seulement le prix très grand de cette vie, mais elle nous responsabilise grandement et sérieusement dans la perspective du Royaume à venir.
Il est de bon ton de nier l’existence de l’Enfer ou de n’en point parler. S’il y a comme une gêne à mentionner ce mot, que dire de sa réalité intrinsèque ? Alors on le réduit à des dimensions terrestres bien humaines. Il est vrai que l’imagerie occidentale du Moyen Âge a fait de ce lieu une caricature où Dieu, le Dieu d’Amour qui avait donné Son Fils unique pour sauver les hommes, semblait Se complaire au spectacle pervers d’une sorte de barbecue anthropophage, tandis que les séides de Son éternel adversaire s’abandonnaient à leur soif de tortures et de souffrances. 
Mais esquiver cette aberration par la croyance non moins aberrante de l’hypocatastase selon laquelle tout le monde entier sera sauvé, n’est guère plus prégnant de sens puisque par là même, si le salut est automatiquement garanti à tous, il devient contrainte. La liberté de l’homme n’existe plus alors, l’existence de l’homme et celle de Dieu deviennent inutiles par la disparition même de l’Amour et de la liberté qui le fonde. Nous devons prier pour que le salut soit accepté par tous, car il est en vérité offert au monde entier sans exclusion aucune.
"La sainte pensée de l’Eglise est que tous soient sauvés. Et la voie que suit l’Eglise pour atteindre ce saint but, c’est la patience, c’est-à-dire le sacrifice. En prêchant dans le monde l’amour du Christ, l’Eglise appelle tous les hommes à la plénitude de la vie divine, mais les hommes ne comprennent pas et le rejettent. […] Mais dans l’accomplissement de l’œuvre du Christ sur la terre, le salut du monde entier, l’Eglise assume consciemment le poids de la fureur générale, de même que le Christ a pris sur Lui les péchés du monde. (Archimandrite Sophrony, Op. cit. p. 120)
L’Enfer, selon l’enseignement traditionnel, est un lieu qui n’est pas distinct du Paradis. Tous les hommes seront face à l’Amour de Dieu. Mais ceux qui auront refusé cet amour, le ressentiront comme brûlure inextinguible et ceux qui l’auront accepté, le recevront comme ineffable joie, intense exultation.
"Je maintiens aussi que ceux qui sont châtiés dans la Géhenne sont fouettés des verges de l’Amour. Oui, qu’est-il de si amer et de si véhément que le tourment de l’Amour ? Je veux dire que ceux qui ont acquis la conscience d’avoir péché contre l’amour souffrent de ce fait un plus grand tourment qu’ils ne souffriraient de la crainte d’aucun châtiment. Car la douleur qu’inflige à leur cœur le péché contre l’Amour est plus cuisante que ne l’eût été n’importe quel tourment. Et il serait incongru de penser que, fut-ce dans la Géhenne, les pécheurs puissent être privés de l’Amour de Dieu. L’Amour est ce fruit né de la connaissance de la Vérité qui, selon l’aveu commun, est donné à tous. La puissance de l’amour œuvre alors de deux sortes : elle tourmente les pécheurs, comme il arrive ici-bas, lorsqu’un ami souffre à cause d’un ami ; mais elle devient une source de joie pour ceux qui ont observé ses commandements. Aussi dis-je que là est le tourment de la Géhenne : dans l’amer regret. Mais l’amour, par sa jouissance, grise les âmes des enfants du Paradis. (Saint Ephrem le Syrien in Mère Xénia, Nostalgie de la Vie spirituelle, p. 68 - © Fraternité Saint Grégoire Palamas s. d.)

Or donc, si nous voulons être conséquents dans notre volonté — avec la grâce de Dieu — de rejoindre le lieu céleste de Son Amour, ce ne seront pas les paroles, ou la seule affirmation de notre amour pour Lui qui nous sauveront, mais nos actes en conformité avec Ses commandements. "Ceux qui me disent Seigneur, Seigneur, n’entrerons pas tous dans le Royaume des Cieux, mais celui-là seulement entrera, qui fait la volonté de mon Père Qui est dans les Cieux" ( Matthieu 7, 21)


© Claude Lopez-Ginisty
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Une première version de ce texte 
a été publiée
aux 
Editions du Désert 
en 2003 
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