Les Saintes Folles-en-Christ
de Diveyevo
Saint Séraphim de Sarov qui manifesta lui-même parfois une certaine folie pour le Christ, mettait en garde ceux et celles qui voulaient cheminer sur cette voie ardue et pleine d’embûches. Pourtant, avec sa bénédiction, Pélagie Ivanovna s’engagea dans cette rude ascèse. Cependant, elle ne fut pas la première à qui le saint staretz de Sarov permit de se détourner du lot commun afin de pénétrer dans ce monde spirituel dont saint Théophane le Reclus dit qu’il est «un domaine où ne pénètre pas la sagesse du monde». La première folle-en-Christ reçut l’assentiment de saint Séraphim, à condition de s’adonner à cette ascèse après sa mort, lorsque les troubles commenceraient à Sarov. Parascève Semyonovna Meliouka qui avait été une moniale «normale» fut folle-en-Christ pour défendre la vérité. Saint Séraphim lui avait prédit qu’ensuite elle mourrait.
Après la mort du staretz, elle devint supérieure de la communauté dite du Moulin, de 1834 à 1837, date après laquelle elle se démit pour protester contre les menées de Josaphat dans la communauté2. Neuf jours après la visite de l’évêque Nectaire, venu forcer la communauté à se soumettre à ce qui était contraire au vœu de saint Séraphim et, une semaine seulement après avoir pris sur elle cette ascèse de la folie en Christ, elle mourut. Sa mission commença lorsque, buvant à la source miraculeuse du saint, l’eau se troubla à l’approche d’une moniale partisane de Josaphat. La boue qui brouilla soudain le miroir limpide lui rappela les paroles du staretz Séraphim. Elle se releva folle-en-Christ. C’étaient les jours où l’évêque venait demander à la supérieure Elisabeth de quitter la communauté pour aller à Davidovo prendre soin d’une autre communauté. Il y eut soudain deux folles-en-Christ à Diveyevo. On était en ces lieux habitués à la présence de Pélagie Ivanovna. Personne ne pensait que Parascève Semyonovna, qui n’avait jamais manifesté d’inclination particulière pour le scandale, se joindrait à elle pour hurler la vérité à l’évêque. Parascève, la douce Parascève, était prête après l’épisode de la source. Sachant qu’elle allait mourir, elle avait dit adieu à Père Elie de Sarov. Saint Séraphim lui avait tracé la voie. Il ne lui restait plus qu’à entrer dans la folie du Christ.
Pélagie avait déjà parlé à l’évêque. Parascève avait longuement hurlé à celui-ci les mêmes choses, tout en cassant, d’une peau de mouton retournée, les vitres de sa cellule.
Après la liturgie, l’évêque avait cru apaiser la communauté et ses deux folles en annonçant que la nouvelle supérieure serait tirée au sort et que celles qui ne se soumettraient pas devraient partir. Le sort tomba sur la candidate du loup Josaphat. Y avait-il eu tricherie ? C’est probable s’il l’on en juge par l’attitude de Pélagie. L’évêque lui offrant une prosphore, elle la refusa. Il insista et alors, elle le gifla.
Parascève mourut neuf jours après la venue de l’évêque, très paisiblement, comme le lui avait annoncé son staretz. Elle était sœur de la moniale Marie, rentrée à treize ans au couvent du staretz et sa nièce avait épousé Nicolas Motovilov, c’est dire si elle était liée à saint Séraphim et au monde spirituel de Sarov. Ce fut elle qui surnomma Pélagie Ivanovna le Séraphim de Séraphim.
Après la mort de Pélagie Ivanovna, vécut à Diveyevo une autre folle en Christ : Nathalie Dimitrievna que l’on appelait Natachenka (la petite Nathalie). Elle y était venue en 1861 lorsque Pélagie et Parascève «se battaient» contre l’évêque et Josaphat, appelée, semble-t-il, par Parascève. Elle n’entra jamais formellement dans la communauté.
On ne savait d’elle que peu de choses, sinon qu’elle venait d’une famille paysanne de la région d’Orenbourg. Elle épuisa d’abord la patience des moniales. Elle se tenait au chœur, tête découverte et faisant des grimaces. Elle aurait été expulsée si la bienheureuse Pélagie Ivanovna n’était pas apparue à une des moniales âgées, tenant une feuille de papier sur laquelle était inscrit en grandes lettres : «Ne touchez pas à Nathalie, il lui a été assigné de vivre ici» !
On pense généralement qu’elle fut tonsurée à Kiev et qu’elle avait entrepris cet exploit spirituel de folie pour le Christ avec la bénédiction des Pères de cette Laure.
Elle passait des semaines ou des mois, été comme hiver, dans le bon et le mauvais temps, dans une remise à foin, à peine recouverte d’un toit. Elle ne mangeait rien en carême et très peu le reste du temps, ne peignait jamais ses cheveux, ne se lavait jamais et ne changeait de vêtements qu’une fois l’an, pour la fête de la Protection de la Mère de Dieu. Elle restait des journées entières à l’église, ne manquant jamais un office. Son obédience était de lire le psautier du saint roi et prophète David la nuit. Une de ses manies les plus remarquables était qu’elle ne se déplaçait qu’en marchant de côté et toujours sur la même ligne. Elle insistait pour que les visiteurs qui désiraient lui parler ne viennent pas directement vers elle, mais qu’ils aillent d’avant en arrière à plusieurs reprises, en disant l’hymne «Bogoroditsé Diévo»1. Ce stratagème lui permettait de prier et de demander à Dieu de la guider et cela préparait ses visiteurs à l’entendre. Sa sagesse était profonde. Qui, après s’être soumis à ce rite en apparence dépourvu de sens, n’accepterait pas ensuite les paroles de la folle-en-Christ devenue lèvres de l’Ineffable ?
Devenue âgée, Nathalie cessa sa folie pour le Christ et elle mourut en 1899, après avoir passé près d’un demi-siècle à Diveyevo.
Avant sa mort, Pélagie Ivanovna vit venir à elle, par la fenêtre de sa cellule, une femme. Elle cria vers elle en agitant son index en signe de désapprobation. «Est-il encore trop tôt, Mère ?» demanda la nouvelle venue. «Trop tôt !» dit la bienheureuse Pélagie. L’inconnue s’inclina devant elle et repartit comme elle était venue. Elle revint de temps en temps et ce ne fut qu’après la mort de Pélagie Ivanovna qu’elle s’installa définitivement au couvent.
Son nom était Nadèje, mais tout le monde l’appelait Pacha de Sarov ou Parascève Ivanovna. Elle était allée un jour en pèlerinage à Kiev, et en était revenue Parascève et folle-en-Christ. On pensait qu’elle avait été secrètement tonsurée et guidée sur la voie de la folie pour le Christ par les Pères de la Laure.
Elle entreprit cet exploit d’abord dans un village puis dans un ermitage, dans la forêt de Sarov. Elle était alors mince et brûlée par le soleil, pieds nus, portant une chemise d’homme et elle faisait irrésistiblement penser à sainte Marie d’Egypte. Comme saint Séraphim, elle fut battue par des brigands qui la laissèrent gisant à demi-morte dans une mare de sang. Comme Pélagie Ivanovna, elle devint la mère spirituelle d’une multitude de gens. L’higoumène la consultait souvent. Beaucoup de laïcs venaient la voir pour être conseillés. Au contraire de Pélagie Ivanovna, elle était très propre et aimait que tout soit bien rangé autour d’elle. Elle aimait porter des vêtements de couleur vive. Son lit — qu’elle utilisait rarement — était couvert de gros coussins et de poupées. Elle tricotait des chaussettes ou faisait du crochet tout en disant la prière de Jésus. Les ouvrages qu’elle faisait étaient des bénédictions très convoitées.
Quand la famille impériale vint à Diveyevo pour l’invention des reliques de saint Séraphim et pour la glorification du staretz, elle leur prédit la naissance d’Alexis en donnant à l’Impératrice un grande poupée. Elle prophétisait souvent en utilisant des poupées, comme le faisait également saint Nectaire d’Optino.
Saint Séraphim avait dit : «Le Tzar qui me glorifiera, je le glorifierai» ! L’histoire sait l’insistance du Tzar pour cette glorification du saint staretz. La bienheureuse Pacha se prosternait souvent devant le portrait du tzar Nicolas, malgré sa faiblesse et sa maladie. Sa syncelle devait à chaque fois l’aider à se relever. En 1914, alors qu’elle priait devant le portrait, elle dit soudain : «Il ne reste pas beaucoup de temps maintenant à notre cher Tzar» ! Elle donna plusieurs fois au Tzar le titre de martyr et dit : «Ce Tzar sera plus haut que tous les autres tzars !», annonçant par là qu’un jour la Russie le glorifierait. Elle mourut en 1915, à l’âge de cent vingt ans.
A la bienheureuse Pasha, succéda Marie Ivanovna qui fut une mère spirituelle très clairvoyante. Elle avait un fils spirituel, Michel A., avec lequel elle plaisantait souvent. Un jour, des cousines de Michel vinrent à Diveyevo pour voir Marie Ivanovna. Elles lui demandèrent comment il allait. Elle leur dit qu’il fréquentait une gitane. Les cousines s’inquiétèrent et, à leur rencontre suivante, voyant leur cousin Michel, lui demandèrent : «Que t’est-il arrivé ? Tu dois nous le dire». Surpris, il demanda : «Mais que peut-il m’être arrivé» ? «Marie Ivanovna nous a dit que tu fréquentais une gitane». Michel se mit à rire et expliqua qu’il avait succombé, après de nombreuses années, à l’envie de fumer et qu’il avait acheté un paquet de «Gitane» et avait recommencé à fumer !
Très tôt après la Révolution de 1917, Marie Ivanovna commença à parler d’une manière très ordurière. Elle le fit pendant plusieurs jours. Les moniales qui vivaient avec elle ne pouvaient le supporter et quittaient de temps en temps la maison pour se remettre. Puis elles ne le supportèrent plus et commencèrent à protester : «Comment peux-tu utiliser un tel langage ? Parascève Ivanovna (id est Pasha) ne fit jamais cela» ! La bienheureuse répondit : «Sous Nicolas, on pouvait parler correctement, mais essayez de faire cela sous les Soviets» !
Elle mourut en 1927.
Diveyevo a retrouvé ses moniales, les pèlerins reviennent faire le tour de la Kanavka (le canal de la Mère de Dieu), en récitant le Bogoroditsé Diévo. Lentement mais sûrement, les images du passé surgissent. Dieu enverra de nouveaux fols-en-Christ et de nouvelles folles-en-Christ à Sarov et ailleurs en Russie car, si la liberté est revenue, le monde spirituel semble souvent s’éloigner de nous et les hommes ont besoin qu’on leur montre à nouveau et d’une manière forte le chemin du Ciel.
Claude Lopez-Ginisty
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