"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

vendredi 31 août 2018

Interview de Père Gabriel ( Bunge): L'ORTHODOXIE A-T-ELLE BESOIN D'ORDRES MONASTIQUES ? (6)


Le Tessin




Conseils aux jeunes gens

    
Vous vivez dans les Alpes suisses entouré d'un silence absolu et des bruits de la nature. Comment un jeune (ou une personne de tout âge) vivant dans l'agitation d'une immense mégalopole et entouré de nombreuses tentations peut-il entendre l'appel de Dieu ? Quelle est la meilleure façon de maintenir notre véritable but dans la vie ?

Pour être exact, je vis aux contreforts des Alpes dans le canton du Tessin, en Suisse, à dix à quinze minutes d'un petit village de 100 personnes. Un sentier escarpé à travers une châtaigneraie mène chez moi à partir de ce village. Les bâtiments de la skite ne sont que des huttes de village construites au milieu d'une petite ouverture. Je suis le premier homme à vivre ici. En effet, en général, c'est absolument silencieux, ce qui facilite grandement la concentration de mon esprit. C'est la raison pour laquelle j'ai déménagé ici en 1980. Cependant, ce serait une illusion (déception spirituelle) de croire que cette distance physique des grandes mégalopoles bruyantes protégerait automatiquement les moines de toute tentation !

Evagre le Pontique a noté à juste titre que les laïcs sont tentés par les démons principalement par des objets matériels du monde, tandis que les moines vivant dans un cénobium sont tentés par des moines négligents et généralement par des conflits qui surgissent entre les gens. 

Les ermites, qui sont pour la plupart libérés de ces deux tentations, ils sont tentés par des démons - qui sont les mêmes partout - par des "pensées", ces traces indiscernables qui sont laissées dans nos esprits après des contacts avec la réalité matérielle. Parfois les démons apparaissent même "exposés", sans masque pour dissimuler leur présence. Evagre le Pontique avait raison de dire qu'aucun homme ne peut être aussi amer et mauvais qu'un démon !

Cette connaissance est plus facile à acquérir dans la solitude que dans un tourbillon de la vie mondaine. Vivre dans la solitude facilite vraiment une grande clarté de pensée, mais seulement lorsque les canons des saints Pères sont observés. Ceci est mentionné dans les textes écrits par les saints Pères. Ceci est également pertinent pour la vraie foi. Dans "la vie mondaine", tout semble plus enchevêtré et ambigu. L'agitation de la vie quotidienne empêche la plupart des laïcs de voir clairement à travers le chaos de leur vie et de comprendre les raisons de leurs problèmes.

La vie spirituelle est la même pour les moines et les laïcs, bien qu'elle soit vécue différemment.

C'est un fait qu'aucun homme n'est une île comme l'a noté un auteur occidental. Nous constituons tous une Église Sacrée Uniforme du Christ. Ainsi, les laïcs bénéficient de la vie désintéressée des moines vivant dans un cénobium et de la sagesse des ermites, tandis que les moines ou ermites cénobitiques ne pourraient pas se maintenir sans le soutien généreux des laïcs. Les chrétiens orthodoxes vivant "dans le monde" le savent très bien, et l'on peut dire qu'ils le savent instinctivement. En effet, le monachisme orthodoxe est au cœur de l'Église. En tant que chrétien orthodoxe, je le ressens tous les jours.

Pour surmonter des afflictions parfois très difficiles, les chrétiens orthodoxes sollicitent spontanément l'aide de moines et d'ermites. Non seulement les moines, mais aussi les laïcs aiment lire les livres des saints Pères, qui nous donnent la sagesse des anciens. Cependant, tout comme l'Esprit Saint est un en beaucoup d'hypostases, la vie spirituelle est la même pour les moines et les laïcs, même si, en comparaison, ils la vivent différemment.

Père Gabriel, merci beaucoup pour cette conversation intéressante. Que recommanderiez-vous à nos lecteurs en cette période de jeûne ?

Rien de spécial ! Je recommanderais simplement de passer cette période, en participant autant que possible aux célébrations liturgiques, en se préparant à la confession et en participant aux saints sacrements, et en réservant du temps pour lire des livres spirituels. Ici, comme partout ailleurs, la quantité n'est pas aussi importante que la qualité. Il est préférable de lire attentivement quelques pages, plutôt que de lire un livre entier de manière distraite.


Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

jeudi 30 août 2018

Interview de Père Gabriel ( Bunge): L'ORTHODOXIE A-T-ELLE BESOIN D'ORDRES MONASTIQUES ? (5)


La liturgie dans le catholicisme est une action purement humaine, tandis que dans l'Orthodoxie, c'est la concélébration de l'homme avec les prêtres de la Liturgie Céleste.

Cela signifie que l'aspect iconographique de la liturgie n'a pas été développé non plus, c'est-à-dire qu'on ne s'est pas rendu compte que la liturgie que nous célébrons n'est pas un acte purement humain, mais une concélébration de personnes et de prêtres de la Divine Liturgie. Les textes liturgiques et les images sacrées d'icônes accentuent à merveille cette composante principale de la Divine Liturgie !

Au cours des siècles, une mentalité liturgique et spirituelle totalement différente s'est développée en Occident. Cela a eu des conséquences inévitables : Déjà au Moyen Âge, les iconostases disparaissaient peu à peu, les églises étaient construites sans égard pour l'orientation, le canon iconographique n'était pas suivi, et il n'y avait pas de vieux chants liturgiques. Ces faits sont bien connus des spécialistes de l'histoire de la liturgie et de l'art religieux.

La réforme liturgique initiée par le Concile Vatican II a intentionnellement placé un homme au centre. En conséquence, les offices catholiques ont commencé à ressembler de moins en moins à la Divine Liturgie orthodoxe et sont devenus de plus en plus semblables aux services des communautés protestantes. Ainsi, la sécularisation en Occident a conduit au développement d'une mentalité liturgique et spirituelle très différente de la mentalité orthodoxe, qui était essentiellement identique à la mentalité de l'époque des saints Pères.

J'ai dit à maintes reprises que si saint Jean Chrysostome revenait et entrait dans une église orthodoxe où l'on célébrait sa Divine Liturgie, il se sentirait à sa place. Cependant, si saint Grégoire le Grand revenait, il se sentirait mal à l'aise à la messe catholique. Même le Pape Pie XII y serait mal à l'aise ! Ce fait démontre tragiquement que nous assistons non seulement à la séparation de la Tradition, qui est corrigible, mais aussi à l'interruption de la Tradition, qui est permanente.

Les conséquences de cette évolution intra-occidentale sont plus graves que ce que supposent les théologiens fixés sur les doctrines et les concepts habituels: L'Orient et l'Occident sont devenus incompatibles, ce qui est clairement perceptible quand on compare les liturgies. Une réunification complète est impossible non pas à cause des différences (qui sont essentiellement légitimes), mais à cause de l'incompatibilité de ces différences. Pour l'unification, les différences doivent être compatibles, sinon les fidèles d'une Église ne pourront pas assister aux liturgies tenues dans d'autres Églises. Actuellement, après les réformes du culte initiées par le Concile Vatican II, la messe catholique est absolument incompatible avec la Divine Liturgie orthodoxe. Suite à l'autosécularisation rapide de l'Église catholique et à son orientation vers le protestantisme, cette incompatibilité se développe.

Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas optimiste quant à la réunification "dans un avenir prévisible", comme vous l'avez demandé. D'ailleurs, nous voyons que le temps travaille contre nous ! Après le Concile Vatican II, l'Église catholique a connu une évolution interne qui non seulement l'éloignait des anciennes Églises orthodoxes encore étroitement liées à l'héritage apostolique, mais qui, de plus en plus rapidement, l'éloignait de sa propre identité séculaire. Les croyants moyens le ressentent mais ne peuvent pas en comprendre les raisons ou prendre des mesures préventives. D'autre part, dans l'Église orthodoxe, la Divine Liturgie et le monachisme offrent un ajustement efficace qui empêche une telle évolution, comme le Pape Benoît XVI l'a noté avec perspicacité en son temps.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

mercredi 29 août 2018

Interview de Père Gabriel ( Bunge): L'ORTHODOXIE A-T-ELLE BESOIN D'ORDRES MONASTIQUES ? (4)


La question de la papauté romaine est aussi ancienne et complexe ! Elle remonte aux premiers siècles du christianisme et, fait intéressant, les Grecs n'ont pas compris tout de suite que c'était la raison du schisme. D'une part, l'enseignement typiquement romain sur le rôle de l'évêque dans l'Église universelle se développe lentement et progressivement. D'autre part, les Eglises orientales n'ont pas tout de suite compris les véritables conséquences ecclésiologiques de cette doctrine, qui reste absolument inacceptable pour les orthodoxes. Par exemple, les Grecs ont eu besoin de deux siècles pour comprendre l'impact réel de la réforme grégorienne !

Ces deux questions discutables ont été examinées au cours de discussions bilatérales. Cependant, j'ai peu d'espoir qu'un accord puisse être conclu, parce que la papauté qui couvre aussi avec son autorité "infaillible" la question du Filioque, est devenue au fil des siècles le pilier de l'Église catholique. On ne peut même pas penser à demander de l'enlever ou de le remplacer par d'autres éléments auxiliaires, par exemple, l'ancienne synodalité des Églises orthodoxes. Je pense que le but principal des discussions bilatérales entre l'Église orthodoxe et Rome est d'établir de bonnes relations entre elles et de s'entraider là où cela est possible sur le plan éthique, ce qui se fait souvent.

Cependant, l'antagonisme entre l'Orient et l'Occident sur le plan dogmatique n'est pas le seul obstacle à la restauration de la pleine unité canonique entre eux ! Il y a un autre facteur, moins connu, mais peut-être plus important, qui affecte chaque croyant. Le Pape Benoît XVI a noté un jour que l'Église catholique n'a jamais intégré théologiquement le Septième Concile œcuménique sur les images sacrées. Néanmoins, Rome, qui était à l'époque un sanctuaire pour les créateurs d'icônes, a toujours courageusement protégé la légitimité de vénérer les images sacrées, dont beaucoup sont encore conservées en Italie. Cependant, la véritable théologie de l'icône n'a jamais été développée.


Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

mardi 28 août 2018

Interview de Père Gabriel ( Bunge): L'ORTHODOXIE A-T-ELLE BESOIN D'ORDRES MONASTIQUES ? (3)


L'Est et l'Ouest sont devenus incompatibles
Le schisme entre l'Orient orthodoxe et l'Occident catholique (d'un point de vue confessionnel, les termes "orthodoxe" et "catholique" ont été introduits relativement récemment !) est une question très complexe parce qu'elle ne s'est pas produite spontanément à cause d'une certaine hérésie. Au contraire, elle s'est développée très lentement au cours de nombreux siècles et à différents niveaux de la vie de l'Église. De plus, cela s'est produit d'une manière telle que bien souvent les gens ne se rendaient même pas compte que l'unité avait été perturbée bien avant la séparation formelle. C'est simplement par notre pensée habituelle que nous croyons rétrospectivement que les événements de 1054 ont joué un rôle important dans la séparation des deux Églises.
Tout le monde connaît probablement les principales raisons du désaccord, comme l'ajout du Filioque ou la papauté romaine. Pendant longtemps, la pneumatologie latine, qui dès le début était très différente de la pneumatologie grecque, n'a pas perturbé l'unité entre l'Orient et l'Occident, car l'Occident pouvait expliquer de quelle manière on pouvait dire que l'Esprit venait aussi du Fils. Par exemple, au septième siècle, saint Maxime le Confesseur, un Grec, expliquait au nom du pape Théodore, également grec, en quel sens les Latins prétendaient que le Saint-Esprit venait aussi du Fils.
Anastasius Bibliothecarius (de Rome) croyait que "d'une certaine manière l'Esprit vient aussi du Fils, mais qu'il ne va pas dans une autre direction", même si cela contredisait le Pape Nicolas et le Patriarche Photius. En d'autres termes, au niveau de l'économie, cela sonne comme un "oui", mais au niveau théologique, il ne vient pas du Fils. 
Le Filioque devint la raison du schisme seulement en 1014, lorsque l'Église romaine, sous la pression de l'empereur Henrich II, introduisit le Credo dans la Divine Liturgie, rejetant ainsi l'ancienne version latine du Credo qui fut approuvée par le Conseil de Chalcédoine (451) et la remplaçant par la version de Paulin I, Patriarche d'Aquilée, approuvée à l'époque de Charlemagne et utilisée par les Francs pendant deux siècles.
Cette nouvelle version, très élégante et, contrairement à l'ancienne version, même lue d'une voix chantée, est toujours utilisée par l'Église catholique. C'est ainsi que Filioque apparaît dans la prière introduite par Rome dans le Credo, bien que par une porte dérobée ! C'est ainsi que le "Filioquisme" des Latins est devenu un dogme, et donc une raison du schisme.
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Jusqu'à ce que Rome enlève le Filioque ajouté, que le pape Léon III (neuvième siècle) a continué à déclarer absolument illégal, toutes les tentatives pour restaurer l'unité complète entre l'Orient et l'Occident seront vouées à l'échec. Considérant qu'il est peu probable que Rome accepte de retirer le Filioque, la seule issue que je vois est le retour à l'ancienne version latine qui est identique au texte grec original et reconnu par Rome. C'est le texte qui a été utilisé à Rome depuis le cinquième siècle jusqu'au début du neuvième siècle, c'est-à-dire pendant près d'un demi-millénaire.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

lundi 27 août 2018

Interview de Père Gabriel ( Bunge): L'ORTHODOXIE A-T-ELLE BESOIN D'ORDRES MONASTIQUES ? (2)




La structure polyvalente de l'Église catholique lui donne incontestablement un plus grand degré de mobilité et de liberté, mais cela se fait aux dépens des églises locales. Il en résulte une plus grande uniformité au prix de la perte de la richesse spirituelle originelle de la vie monastique. Comme mentionné plus haut, le monachisme classique a été mis de côté et a presque perdu son lien avec l'Église, alors que dans l'Orthodoxie, le monachisme est toujours au cœur de l'Église et des croyants.

C'est pourquoi il n'y a aucune raison d'imiter cette évolution incontestablement occidentale (catholique), que les moines occidentaux "classiques" décrivent eux-mêmes comme une "émasculation". Je peux continuer à parler de cette émasculation continue et de ses conséquences dangereuses, mais je ne veux pas prendre plus de votre temps.

Sur l'éducation des moines

Pensez-vous qu'il est important pour les moines érudits de recevoir une éducation religieuse, d'étudier les langues étrangères et de fréquenter les universités occidentales ?

Cette question est liée à plusieurs questions importantes dont je sais qu'elles sont largement débattues au sein de l'Église orthodoxe russe. C'est pourquoi je voudrais exprimer ma propre opinion sur la base de mon expérience personnelle, sans prétendre que cette opinion soit applicable à tous et à toutes les situations.

Tout moine, qu'il s'agisse d'un moine vivant modestement dans son monastère ou d'un membre officiel éduqué de l'Église, doit avoir une bonne éducation spirituelle. Je pense que c'est indiscutable. Par "éducation spirituelle", je n'entends pas l'enseignement supérieur, mais une initiation sérieuse à la Tradition spirituelle de l'Église orthodoxe. Sinon, comment peut-il surmonter les nombreuses tentations répandues par Satan ? Si les moines ne travaillaient pas - physiquement dans leurs monastères ou intellectuellement dans les bureaux de l'église - leur vie serait improductive et inutile.

En ce qui concerne l'étude des langues étrangères, je crois que c'est utile pour ceux qui souhaitent développer des relations avec d'autres Églises orthodoxes, des théologiens ou des personnes de pays non orthodoxes. Cela inclut les missionnaires ou les prêtres travaillant dans une diaspora. Personnellement, je n'ai appris que les langues dont j'avais besoin pour étudier des textes anciens ou pour vivre dans d'autres pays, d'abord en Belgique, puis dans la partie italienne de la Suisse.

La question de la fréquentation des universités occidentales n'est importante que pour un petit groupe d'érudits monastiques. Encore une fois, je ne recommanderais une telle éducation qu'à ceux qui ont déjà obtenu un diplôme d'une université orthodoxe. Ce serait bon pour les moines dont la foi est déjà forte, quand ils décident qu'ils ont besoin d'une connaissance plus profonde dans des sujets spécifiques. Dans le monde globalisé moderne, l'Orthodoxie doit savoir ce que les "autres" pensent.

Aujourd'hui, les gens voyagent beaucoup et rencontrent les chrétiens d'autres confessions, tant dans leur pays qu'à l'étranger. C'est pourquoi il est utile d'être bien informé sur leur façon de penser, afin que nous puissions fournir des explications raisonnables lorsqu'ils nous interrogent sur notre foi. En raison de la crise profonde des communautés chrétiennes occidentales, les croyants s'intéressent de plus en plus à la foi orthodoxe. Pour pouvoir répondre à leurs questions, nous devons connaître les raisons de cette crise d'identité potentiellement fatale.


Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

Les fondements spirituels de la crise écologique : un nouveau livre de Jean-Claude Larchet


Jean-Claude Larchet, Les fondements spirituels de la crise écologique, Édition des Syrtes, Genève, 2018, 133 p., 15€.
L’écologie a déjà suscité une abondante littérature, et la dégradation de notre environnement naturel inquiète plus que jamais, d’autant qu’aucune mesure, à aucun niveau, ne l’a jusqu’à présent ralentie.
Loin des discours habituels, la réflexion que nous propose ici Jean-Claude Larchet – bien connu pour ses études sur les diverses formes de maladie et les facteurs spirituels qu’elles impliquent – aborde la question de la « maladie de la nature » et des remèdes qui peuvent lui être apportés sous un angle très original, qui renouvelle notre vision des choses quant aux causes réelles et aux solutions possibles.
La crise écologique prend, selon lui, sa source dans une perte des valeurs et des comportements spirituels qui fondaient traditionnellement les rapports de l’homme et de la nature, et ce n’est donc que dans un retour à ces valeurs et comportements spirituels qu’elle pourra trouver une solution véritable et durable.
L’ « écospiritualité » s’est certes développée ces dernières années, y compris au sein du christianisme, mais avec des dérives inspirées du New Age et menant à un néo-paganisme. Sur la base de l’Écriture et des écrits des Pères, mais en plongeant la réflexion de ceux-ci par une prise en compte des évolutions sociales et des données actuelles, J.-C. Larchet recentre la réflexion sur les principes fondamentaux du christianisme correctement compris à la lumière de la Tradition orthodoxe, concernant la place de l’homme dans la nature et sa vocation spirituelle par rapport à celle-ci.
Décrivant la situation paradisiaque initiale où les relations harmonieuses de l’homme avec la nature étaient fondées sur une attitude essentiellement contemplative et eucharistique, il explique la raison de la rupture de ces relations, et comment les évolutions de la civilisation occidentale depuis la Renaissance – fondées sur l’humanisme rejetant Dieu, l’individualisme, le naturalisme, le rationalisme et l’idéologie du progrès matériel indéfini –, ont amené à la situation catastrophique actuelle, où les menaces qui pèsent sur la nature mettent en péril l’existence même de l’humanité.
Loin de s’en tenir à ce constat pessimiste, il propose des remèdes radicaux fondés sur un retour aux principes de la cosmologie et de l’anthropologie chrétiennes, mais aussi sur les pratiques éthiques et l’expérience ascétique de la spiritualité orthodoxe.

EXTRAIT DE L’INTRODUCTION :

« De plus en plus de voix s’élèvent pour souligner que si les problèmes écologiques appellent des mesures politiques et économiques urgentes de la part des États, ce n’est que par un changement radical de mentalité et de mode de vie qu’ils pourront trouver une solution profonde et définitive, parce que les problèmes écologiques ont au fond des causes spirituelles – relatives à la façon dont l’homme perçoit et conçoit la nature, entre en relation avec elle et en fait usage – et sont donc tributaires de solutions spirituelles.
C’est là que l’Église orthodoxe, qui a une longue tradi­tion de réflexion (théologique, cosmologique, anthro­po­logique) et de pratique (liturgique et spirituelle) sur la valeur de la création et sur la façon dont l’homme doit entrer et vivre en relation avec elle, peut apporter, dans le cadre de la crise actuelle, des principes qui guident la réflexion et l’action présentes et à venir de tous ceux qui cherchent à sauver la nature.
La réflexion que je propose ici s’inscrit dans la conti­nuité de deux thèmes auxquels j’ai consacré une grande partie de mon œuvre :
— Premièrement les maladies de différents ordres et leurs thérapeutiques : d’une part, l’écologie est bien une réflexion sur les maladies de la nature et la façon de les soigner et d’en guérir ; d’autre part, ces maladies de la nature ont leur source dans les maladies spirituelles de l’homme, et la guérison de celles-là dépend au fond de la guérison de celles-ci.
— Deuxièmement la pensée de saint Maxime le Confes­seur : il est parmi les Pères de l’Église celui qui a le plus approfondi les questions de la présence de Dieu dans la nature, des relations intimes de tous les êtres créés à Dieu, de la façon dont l’homme peut entrer en relation avec les créatures et à travers elles avec Dieu, et du rôle de médiation que l’homme est appelé à exercer au sein de la création.
La synthèse de ces deux domaines permet de donner à la réflexion écologique la dimension spirituelle pertinente qu’exige son traitement en profondeur sur le plan tant théorique (théologique, cosmologique et anthropologique) que pratique (éthique d’une part, au sens étymologique de bon mode de vie, et ascétique d’autre part, au sens large de lutte contre les passions destructrices et au sens étroit de capacité d’autolimitation et de sage sobriété). »

dimanche 26 août 2018

Interview de Père Gabriel ( Bunge): L'ORTHODOXIE A-T-ELLE BESOIN D'ORDRES MONASTIQUES ? (1)

Archimandrite Gabriel (Bunge)

L’archimandrite mégaloschème Gabriel (Bunge) parle des réformes catholiques, de la tradition orthodoxe et de l'objectif le plus important du monachisme.

L’archimandrite mégaloschème Gabriel (Bunge) est l'higoumène du Monastère de l'Exaltation de la Croix situé près de Lugano, en Suisse. C’est un patrologue, un théologien et l’auteur d'un certain nombre de livres qui ont été traduits dans de nombreuses langues européennes.

Dans notre conversation suivie, le Père Gabriel répond aux questions importantes suivantes concernant l'histoire du christianisme et son statut contemporain : Quelles sont les raisons du schisme entre l'Orient orthodoxe et l'Occident catholique, et peut-on le surmonter ? La création d'ordres monastiques serait-elle appropriée pour l'Église orthodoxe ? Quel genre d'éducation les moines doivent-ils avoir ? Comment les chrétiens devraient-ils maintenir un état d'esprit spirituel approprié ?
***
Dans le catholicisme, il y a un grand nombre d'ordres monastiques et chacun d'eux a une certaine mission, alors qu'en Orthodoxie, nous n'avons que différents vœux monastiques ou des monastères avec des statuts différents. Par exemple, nous avons des moines érudits, des moines administrateurs, etc. Pensez-vous qu'il serait approprié que l'Église orthodoxe crée des ordres monastiques qui seraient impliqués dans divers types d'activités, afin que les diplômés des établissements religieux puissent choisir des domaines spécifiques pour servir l'Église en fonction de leurs capacités ou de leurs inclinations ?

Le monachisme n'existe pas à des fins spécifiques liées à ce monde. Pour citer un auteur anonyme de L’Histoire des Moines Egyptiens (IVe siècle), "Dès le début, le but du monachisme était de suivre le Christ dans le désert, en chantant des hymnes et des psaumes et en attendant que notre Seigneur vienne". Cette apparente "inutilité" libère le monachisme de tout service au sein de la structure de l'Église. L'Église orthodoxe a conservé ce trait original du monachisme ainsi que ses nombreux autres aspects.

Bien qu'il ait les mêmes racines, le monachisme occidental a évolué d'une manière totalement différente. Canoniquement, il n'y a que quelques ordres monastiques dans le catholicisme : Les bénédictins avec leurs différentes branches (cisterciens, trappistes, camaldules, etc.) et, par exemple, les chartreux. Un grand nombre de divers "ordres" religieux s'est formé au Moyen Âge. Dans les temps modernes, la division en "instituts de vie consacrée" s'est poursuivie. Toutes ces différentes formes de "vie consacrée" répondaient aux différents besoins de l'Église.

Une telle diversité offre évidemment certains avantages. Cependant, son principal inconvénient est que la vie monastique véritable est mise à l'écart. Je ne fais que répéter les paroles des abbés bénédictins que je connais qui disent que, malheureusement, la hiérarchie de l'église se débat avec l'idée que les monastères existent. Il faut noter que l'église catholique est gérée par le clergé séculier (qui a fait vœu de chasteté), et ce clergé la rend très différente de toutes les autres églises "orientales" (églises byzantines ou pré-chalcédoniennes).

Un autre inconvénient est l'institutionnalisation des entités qui ont été créées à l'origine pour accomplir des tâches spécifiques, comme la lutte contre l'hérésie, la prédication parmi le peuple, le travail missionnaire, l'éducation des jeunes et la prise en charge des malades et des enfants. C'est la tendance qui facilite le maintien de ces institutions, même lorsqu'elles ne sont plus nécessaires, puisque certaines de ces tâches sont maintenant accomplies par le gouvernement.

Je crois que l'Église orthodoxe est bien avertie, et c'est pourquoi elle ne suit pas le chemin de l'Église latine, en maintenant fermement l'intégrité de la vie monastique ! Le monachisme orthodoxe est en effet aussi multiforme que la vie religieuse occidentale, et il n'y a pas de tendance à institutionnaliser ses différents aspects, qui sont souvent déterminés par l'histoire du monastère et l'héritage du saint qui l'a fondé. Bien qu'il y ait un grand nombre de monastères, les moines peuvent toujours se déplacer d'un monastère à l'autre.

Je vais vous donner un exemple. Un moine peut commencer sa vie monastique dans une communauté monastique (cénobium) et ensuite passer à une skite (comme je l'ai fait). Par la suite, il peut devenir fonctionnaire de très haut rang dans l'Église (évêque ou même patriarche) et, à la fin de sa vie, redevenir ermite. Il peut faire tout cela sans quitter un ordre et en rejoindre un autre, chose qui, dans l'Eglise catholique exige de recommencer au début à chaque fois et de redevenir novice.

La perturbation de la vie religieuse dans divers "ordres" caractéristiques de l'Occident catholique a entraîné de nombreuses conséquences indésirables qui, en fin de compte, l'ont affaibli. Par exemple, puisque chaque ordre religieux avait (ou prétendait avoir) sa propre "spiritualité" spécifique, ses moines ne pouvaient même pas étudier dans les mêmes universités et chaque ordre devait avoir sa propre université ! Heureusement, après le Concile Vatican II, ces règles ont été supprimées.

C'est pourquoi je crois que nous ne devrions pas imiter les ordres religieux catholiques non seulement parce qu'ils reflètent l'ecclésiologie catholique centralisée (papale!) et glopbalisée, mais parce que c'est impraticable. 

L'ecclésiologie orthodoxe est différente, elle se concentre toujours sur les églises locales unies dans les Patriarcats. Les ordres catholiques se sont formés en Occident au Moyen Âge parce que les églises locales (diocèses) ne pouvaient plus intégrer des mouvements religieux organisés dont les activités dépassaient le champ d'action des diocèses. D'autre part, les anciennes abbayes de vrais moines n'ont pas créé de tels problèmes parce qu'elles étaient basées à certains endroits et entretenues par leurs abbés. Rome (la papauté) a répondu à ce défi de la manière habituelle : elle a rendu ces nouveaux ordres directement subordonnés à elle-même. C'est ainsi que Rome traite aujourd'hui aussi ce qu'on appelle les "mouvements".

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après


vendredi 24 août 2018

Archimandrite Spiridon Bilalis: L'Église est Une et unique.



Selon la position commune des Pères et des saints Conciles, l'Église est unique parce que le Christ, son chef, ne peut pas avoir plus de corps. L'Église est Une et est unique, parce qu'elle est le corps du Christ Un et unique. La division de l'Église est ontologiquement impossible, c'est pourquoi il n'y a jamais eu de division de l'Église, mais seulement séparation de l'Église. Selon la parole du Seigneur, la vigne n'est pas divisée, seules les branches stériles sont desséchées (paraphrase d'après Jean 15, 1-6).

Les hérétiques et les schismatiques se sont séparés de l'Église indivisible du Christ à différents âges et ont ainsi cessé d'être membres de l'Église et de son corps. Ce sont d'abord les Gnostiques, puis les Ariens et les combattants contre l'Esprit Saint, puis les monophysites et les iconoclastes, puis les catholiques, les protestants, les unitariens et toutes les autres légions d'hérétiques et de schismatiques.

Le dogme sur l'infaillibilité du pape est plus qu'une hérésie. C'est la plus grande hérésie de toutes, une opposition sans égale contre le Christ théanthrope (Dieu-Homme). C'est une nouvelle trahison du Christ, une nouvelle crucifixion du Christ sur la croix de l'humanisme papal.

L'unification des Églises ne peut se réaliser si les églises catholique et protestante ne reviennent pas complètement à la position orthodoxe depuis le début, position dont elles se sont complètement écartées.

Le 20ème siècle ne restera pas dans l'histoire de l'Eglise comme l'âge de l'Eglise tel qu'il est déjà défini puisque les églises d'Occident ne corrigent pas leurs déviations qui affectent l'essence et le sens de l'Eglise. Les déviations ecclésiastiques de l'Occident, comme nous le savons, ont agi pendant des siècles pour le changement des questions ecclésiastiques et elles ont insisté sur une liberté dogmatique du Vatican et du protestantisme qui mènent aux innovations occidentales sur la foi et le culte qui est contre les Saintes Écritures et les saintes Traditions.

L'œcuménisme, la plus grande hérésie du XXe siècle prêchant l'union dogmatique et religieuse et tendant à fonder une sorte de pan religion  par l'unification de toutes les confessions et religions chrétiennes, représente un danger mortel pour l'Orthodoxie.

L'Église orthodoxe n'est pas une des nombreuses autres Églises. C'est l'unique Église du Christ, celle qui détient, enseigne et conserve intacte la foi des Apôtres, des Saints Pères, des croyants orthodoxes, la seule capable de soutenir le peuple troublé d'aujourd'hui.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

jeudi 23 août 2018

Saint Père Porphyre: Sur la santé spirituelle



C'est superbe de marcher, 
de travailler, 
de bouger 
et 
d'avoir la santé. 

Mais d'abord, 
vous devriez avoir 
votre santé spirituelle.

Votre santé spirituelle 
est fondamentale, 
ensuite 
vient la santé corporelle.

Presque toutes les maladies
 viennent 
du manque de confiance en Dieu
 et 
cela crée du stress.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

mercredi 22 août 2018

Jean-Claude LARCHET: Recension: Grégoire de Nysse, « Homélies sur le Notre Père » (collection « Sources chrétiennes »)


Grégoire de Nysse, Homélies sur le Notre Père. Texte, traduction et notes par Christian Boudignon et Matthieu Cassin, traduction par Josette Seguin (†),Christian Boudignon et Matthieu Cassin. Collection « Sources chrétiennes » n° 596, Cerf, Paris, 2018, 570 p.
Les Homélies sur le Notre Père de saint Grégoire de Nysse sont l’une de ses œuvres qui ont le plus retenu l’attention, comme l’indiquent l’importance de la tradition manuscrite, son insertion ancienne dans les florilèges, et les appréciations portées sur elle par les patrologues, dont Lenain de Tillemont qui y voyait « l’un de ses plus excellents ouvrages ».
Les cinq homélies contenues dans le recueil datent très probablement d’entre 385 et 390 et ont probablement été prononcée à Nysse, localité de Cappadoce dont Grégoire était l’évêque.
Il semble qu’elles aient été adressées à un auditoire constitué de tous les types de fidèles : à côté de considérations très simples sur l’activité des agriculteurs ou des boutiquiers probablement parlantes pour une partie de l’auditoire (début de l’Homélie I) ou d’un commentaire qui préfère considérer « le pain de ce jour » plutôt que le « pain supersubstantiel », on trouve un passage de haute volée théologique sur la Trinité.
La première homélie est consacrée à des considérations sur la prière en général. Elle explique pourquoi la plupart des hommes négligent la prière et pourquoi cependant ils auraient grand besoin de prier ; pourquoi sans la prière le péché envahit la vie de l’homme ; comment la prière protège du péché ; pourquoi il convient de rendre grâce à Dieu pour Ses dons. Elle explique aussi ce que l’on ne doit pas faire quand on prie : multiplier le vaines paroles, demander des choses conformes aux passions, faire des demandes contre les ennemis (sauf quand il s’agit du diable et des démons), demander des choses matérielles plutôt que des biens spirituels.
Les quatre homélies suivantes commentent les paroles de la prière, mais il ne s’agit pas d’un commentaire rigoureux du texte : certains termes en sont librement reformulés, les digressions sont nombreuses, et les commentaires sont parfois surprenants. La raison en est que les Homélies se proposent essentiellement de fournir aux fidèles des conseils spirituels, et que l’exégèse est au service de cette visée principalement pastorale.
L’enseignement de Grégoire est entièrement tourné vers la transformation de l’homme dont la vocation est d’acquérir la ressemblance à Dieu qui l’unit à Lui, fait de lui un fils adoptif de Dieu et le déifie. Le chrétien doit pour cela se détacher du monde, éloigner de lui les puissances du mal, se purifier des passions et acquérir les vertus, ce qui résulte de ses efforts, mais aussi de la grâce que Dieu lui donne en réponse à sa prière.
Une vaste introduction de près de 300 pages présente, dans une première partie due à Matthieu Cassin, la datation, les circonstances et la visée du texte (p. 11-36) ; dans une deuxième partie, due à Christian Boudignon, une analyse du contenu des homélies – structure, sources, thèmes, réception (p. 37-184) –, et dans une troisième partie, due à Matthieu Cassin, l’histoire du texte (p. 184-270). La traduction est l’œuvre conjointe des deux auteurs qui ont pris pour base une thèse de Josette Seguin (†).
Ce volume propose en premier lieu une nouvelle édition critique du texte grec, qui, se fondant sur une base manuscrite plus large, améliore, sur plus de deux cents points (listés p. 261-270), celle qui avait été publiée en 1992 par J. F. Gallahan dans les Gregorii Nysseni Opera vol. VII.2 et qui faisait jusqu’à présent autorité.
Toutes les corrections apportées ici à cette dernière édition ne sont cependant pas indiscutables et ne la rendent pas caduque, comme le montre un passage du discours trinitaire contenu dans l’Homélie III qui, s’opposant aux pneumatomaques, traite de la divinité du Saint-Esprit, et dont la partie centrale concerne plus particulièrement les propriétés hypostatiques du Père, du Fils et de l’Esprit (p. 422-427 dans ce volume)  :
« Le propre du Père, c’est de ne pas exister à partir d’une cause : cela n’est pas un propre dans le cas du Fils et de l’Esprit. Car le Fils est sorti du Père, selon ce que dit l’Écriture, et l’Esprit est issu de Dieu et procède d’auprès du Père (ὅ τε γὰρ υἱὸς ἐκ τοῦ πατρὸς ἐξῆλθε, καθώς φησιν ἡ γραφὴ, καὶ τὸ πνεῦμα ἐκ τοῦ θεοῦ καὶ παρὰ τοῦ πατρὸς ἐκπορεύεται). Mais comme le fait d’exister sans cause, puisqu’il n’appartient qu’au Père, ne peut s’adapter au Fils ni à l’Esprit, de même, au contraire, le fait d’exister à partir d’une cause, qui est propre au Fils et à l’Esprit, ne peut être reconnu dans le Père quant à la nature. D’autre part, comme est commun au Fils et à l’Esprit de ne pas être inengendré, afin qu’aucune confusion ne soit constatée à propos du substrat, on peut à nouveau découvrir que la différence entre leurs propriétés est sans mélange, afin que et ce qui est commun soit sauvegardé, et ce qui est propre ne soit pas confondu.
Car le Fils monogène est nommé issu du Père par la divine Écriture et le Verbe arrête sa propriété jusqu’à ce point, tandis que le Saint-Esprit, l’Écriture et le dit issu du Père, et témoigne en outre qu’il est [issu] du Fils (Ὁ γὰρ μονογενὴς υἱὸς ἐκ τοῦ πατρὸς παρὰ τῆς ἁγίας γραφῆς ὀνομάζεται καὶ μέχρι τούτου ὁ λόγος ἵστησιν αὐτῷ τὸ ἰδίωμα, τὸ δὲ ἅγιον πνεῦμα καὶ ἐκ τοῦ πατρὸς λέγεται, καὶ [ἐκ] τοῦ υἱοῦ εἶναι προσμαρτυρεῖται). En effet, si quelqu’un ne possède pas l’Esprit du Christ (πνεῦμα Χριστοῦ), est-il dit, il n’est pas de lui. Donc l’Esprit qui est issu de Dieu est l’Esprit du Christ (τὸ μὲν πνεῦμα τὸ ἐκ τοῦ θεοῦ ὂν καὶ Χριστοῦ πνεῦμά ἐστιν). Tandis que le Fils, qui est issu de Dieu, n’est pas et n’est pas dit en outre de l’Esprit, et cette conséquence de la relation n’est pas convertible comme si on pouvait convertir de façon équivalente la proposition en la ramenant à la précédente et, comme nous disons l’Esprit du Christ, nommer aussi le Christ “de l’Esprit” (ὥσπερ Χριστοῦ τὸ πνεῦμα λέγομεν, οὕτω καὶ τοῦ πνεύματος Χριστὸν ὀνομάσαι). Donc, puisque cette propriété les distingue l’un de l’autre clairement et sans confusion, tandis que leur identité quant à l’activité (κατὰ τὴν ἐνέργειαν). témoigne de la communauté de leur nature, la conception juste au sujet de la divinité est affermie des deux côtés, de sorte que la Trinité est dénombrée par les hypostases sans être fractionnée en éléments de natures différentes. »
Dans son introduction, Christian Boudignon consacre un long commentaire à ce passage (p. 155-168), animé dès le départ par l’idée que l’on trouve une expression du Filioque dans la phrase : « Car le Fils monogène est nommé issu du Père par la divine Écriture et le Verbe arrête sa propriété jusqu’à ce point, tandis que le Saint-Esprit, l’Écriture et le dit issu du Père, et témoigne en outre qu’il est [issu] du Fils (καὶ [ἐκ] τοῦ υἱοῦ εἶναι προσμαρτυρεῖται) ». Les éditeurs ont pris le parti de publier le texte et la traduction sans les crochets que nous avons mis ici en suivant l’édition de Callahan (dans le GNO VII-2, p. 43) pour la préposition ἐκ et pour sa traduction française (issu de). Callahan avait mis ces crochets parce que la préposition ἐκ est ici problématique à plusieurs égards. D’une part elle est présente dans certains manuscrits et absente dans d’autres. Dans certains manuscrits où elle était présente, elle a été effacée ou barrée. On peut certes supposer qu’il s’agit là de l’intervention de copistes peu scrupuleux, défavorables à la doctrine latine du Filioque, qui voulaient en éliminer ce qui pouvait apparaître à ses partisans comme une attestation patristique de celle-ci. On constate certes que la préposition est présente dans les plus anciens manuscrits, dont l’archétype (du IXe s.) et aussi dans une citation figurant dans le florilège intitulé Doctrina Patrum (fin du VIIe s.), à une époque où la querelle du Filioque n’était pas encore engagée. Les éditeurs de ce volume ont pris le parti de privilégier cette attestation ancienne, et d’éviter les crochets, qui, en outre, ne font pas partie des signes utilisés dans leur édition critique. Cela dit le problème n’est pas si simple. La majorité des éditeurs (dont Callahan) et des commentateurs précédents de ce texte, y compris catholiques et protestants (dont D. Petau, K. Holl, W. Jaeger, C. Moreschini, M. Brugarolas Brufau), mettant en œuvre les principes de la critique interne, ont remarqué que la présence du ἐκ (issu de) à propos du Saint-Esprit relativement au Fils (à l’endroit du texte où nous avons mis les crochets) est incohérente relativement au contexte et à la pensée de Grégoire de Nysse, et ne peut donc pas être de sa main. Ainsi son effacement par certains copistes ne résulterait pas d’une prise de position théologique hostile à un contenu susceptible d’appuyer la doctrine du Filioque, mais du souci de redonner au texte sa cohérence par rapport à la pensée de Grégoire, non pas telle qu’elle est « rêvée », comme l’affirme très légèrement C. Boudignon (p. 160), mais telle qu’elle peut être induite du contexte, mais aussi constatée dans d’autres textes analogues figurant dans d’autres œuvres du grand Cappadocien. La présence de la préposition dans l’archétype (le plus ancien manuscrit connu, dont dérivent tous les autres, copié près de cinq siècles après la rédaction de l’œuvre) serait quant à elle le résultat d’une erreur d’un copiste, qui aurait été reproduite dans les manuscrits de la même famille (et peut être empruntée à des manuscrits plus anciens). Cette erreur ne résulterait pas d’une étourderie, mais du souci d’établir dans le deuxième segment de la phrase, un équilibre textuel avec le premier segment. Les éditeurs précédents du texte ont ainsi pris le parti soit, comme Krabinger ou Oehler, de supprimer la préposition, soit, comme Callahan, de la mettre entre crochets pour indiquer à la fois sa présence dans beaucoup de manuscrits (dont l’archétype lui-même) et le caractère douteux de son attribution à Grégoire de Nysse lui-même (voir la préface de Callahan à son édition, GNO VII-2, p. X-XIV et spécialement sa remarque p. XII : « Premièrement, en ce qui concerne la tradition du texte elle-même, il faut en conclure que le ἐκ appartient au texte dans la mesure où nous pouvons être guidés par des preuves strictement paléographiques. Mais, en second lieu, il est très difficile de justifier sa présence dans le texte du point de vue de l’argumentation de Grégoire, comme l’a indiqué Jaeger. Cela est vrai, me semble-t-il, même si nous excluons soigneusement la signification doctrinale donnée ultérieurement au ἐκ et considérons, comme il se doit, un sens que Grégoire lui-même pourrait lui donner. J’ai donc conclu que le ἐκ n'appartient pas au texte original de Grégoire, malgré les preuves paléographiques, et je l’ai placé entre crochets dans cette édition »).
Dans son commentaire, C. Boudignon aurait pu s’en tenir à ces remarques qu’une étude sérieuse de la doctrine trinitaire de Grégoire de Nysse dans sa globalité l’aurait certainement amené à confirmer. Mais dans un développement qui rappelle les prises de position passionnées et l’argumentation biaisée des latinophrones au plus chaud de la querelle sur le Filioque, il fait flèche de tout bois pour non seulement justifier le texte avec la préposition mais pour lui donner une signification carrément filioquiste. D’une part il accuse grossièrement ses prédécesseurs – dont les qualités scientifiques sont pourtant reconnues –  d’ « aveuglement » et d’obnubilation (p. 159), recourt à un argument psychologique qui ne devait pas trouver sa place ici (Callahan aurait été « impressionné par le prestige de Jaeger » [p. 160]), et à des comparaisons triviales (l’entrée et la sortie d’Avignon [p. 161]) qui ne sont pas à la hauteur du sujet abordé ni du sérieux de la collection. Accusant Jaeger d’avoir voulu traiter théologiquement un problème philologique et prétendant le traiter lui-même sur le plan philologique, et notant que jusque-là « la vieille querelle du Filioque a pollué les débats » (p. 160), il s’engage quelques lignes plus loin, sans craindre de se contredire, non seulement dans des considérations purement théologiques mais dans des déductions abusives qui témoignent très clairement d’un engagement en faveur du Filioque. D’autre part, il en rajoute une dose quant au sens de la phrase où figure, selon cette édition, le ἐκ : Grégoire selon lui sous-entendrait que le Saint-Esprit procède du Père de façon immédiate et du Fils de façon médiate, alors que rien dans le texte n’autorise à induire cela. On trouve certes dans une autre œuvre de Grégoire, l’Ad Ablabium, GNO III-1, p. 56, l’affirmation d’une médiation du Fils, mais cette affirmation a donné lieu à des commentaires approfondis (notamment de la part de Grégoire II de Chypre dans sa critique des positions du latinophrone Jean Bekkos) qui montrent que le διὰ (τοῦ υἱοῦ) n’est pas identifiable au ἐκ (τοῦ υἱοῦ), et qu’il s’agit non pas de la procession du Saint-Esprit à partir du Fils, mais de sa manifestation (dans le temps et dans l’éternité) par le Fils. Et surtout le présent texte n’a aucun rapport avec celui de l’Ad Ablabium, les deux contextes étant différents. Dans le passage de l'Homélie III que nous avons en vue, la plupart des spécialistes qui se sont penchés sur le texte ont raison d’exclure le ἐκ (issu de) comme ne correspondant pas à la logique du texte et à la position très probable de Grégoire : il faut lire « tandis que le Saint-Esprit, l’Écriture et le dit issu du Père, et témoigne en outre qu’il est [Esprit] du Fils (καὶ τοῦ υἱοῦ εἶναι προσμαρτυρεῖται) » parce que cela correspond et renvoie de manière évidente à la formule que Grégoire cite deux fois dans ce passage : « l’Esprit du Christ » (formule qui se trouve en Rm 8, 9, mais aussi dans une épître de saint Pierre [1 P 1, 11], ce que les éditeurs auraient pu signaler puisque Grégoire mentionne « l’Écriture » et pas spécifiquement saint Paul). Il est à noter en outre que dans le début du texte que nous avons cité (comme dans plusieurs autres passages de ses œuvres), Grégoire dit clairement que l’Esprit procède du Père, sans qu’il soit question d’une intervention quelconque du Fils dans cette procession qui lui donne l’existence.
Dans sa prétendue démonstration, C. Boudignon multiplie les affirmations péremptoires et les inductions ou les déductions abusives, comme par exemple p. 163 : « On a donc affaire à un schéma de division logique, d’abord entre la cause et le causé, puis à l’intérieur du causé entre ce qui vient immédiatement de la cause et ce qui en vient médiatement. C’est exactement la logique du texte du contexte de ce passage » ; ou p. 165 : « le fait que l’on ne puisse pas inverser les mots “Esprit du Christ” et dire “Christ de l’Esprit” montre l’antériorité d’être du Fils sur l’Esprit, qui est issu secondairement du Fils » ; ou p. 166 : « la relation du Père au Fils est celle du Fils à l’Esprit. Comme le Père est cause du Fils, le Fils est cause de l’Esprit. Néanmoins c’est toujours le Père qui est la cause première de l’Esprit, tandis que le Christ est la cause, cette fois-ci seconde, de l’Esprit » ; ou ibid : « En étant cause de l’Esprit, le Christ acquiert une antériorité ontologique sur l’Esprit comme le Père avait une autorité ontologique sur le Fils ». L’auteur présente ici des affirmations tout à fait conformes à la plus pure théologie latine filioquiste, mais qui sont strictement sans rapport avec la doctrine trinitaire de saint Grégoire de Nysse, et ne peuvent même pas logiquement être déduites ou induites du texte même en y incluant le ἐκ.
Le commentaire de C. Boudignon appelle encore d’autres remarques :
— Contrairement à ce qu’il affirme (p. 161 et 167), la pensée de Grégoire dans le texte en question, que l’on y place ou non le ἐκ, n’a strictement rien à voir avec le déploiement de la Trinité que Grégoire de Nazianze décrit dans son célèbre Discours XXIX, 2, SC 250 p. 180.
— Très contestable également, est l’affirmation suivante (p. 167-168), fondée sur les affirmations abusives précédentes : « On est dans un mouvement continu qui fait que ce qui est sans cause se sépare de ce qui est causé, et que le causé se sépare ensuite lui-même entre ce qui est directement attaché à la cause et ce qui lui est indirectement attaché. Cette causalité n'entrave pas la divinité de celui qui est causé : le Père est cause du Fils sans que le Fils soit moins Dieu pour autant. De même, le Fils est cause seconde de l'Esprit, mais pour autant l'Esprit n'en est pas moins Dieu. Cette présentation de l’Esprit issu du Fils, lui-même issu du Père reprend un schéma d'inspiration néoplatonicienne : l’Âme du monde ou troisième hypostase chez Plotin est le déversement de toute l’énergie de l’Intelligence ou seconde hypostase, elle-même déversement de toute l'énergie de l’Un ou première hypostase. C’est justement ce que dit Grégoire quand il parle, à propos du Fils et de l’Esprit, de cette identité d’énergie ou d’activité, τῆς δὲ κατὰ τὴν ἐνέργειαν ταὐτότητος τὸ κοι νὸν μαρτυρούσης τῆς φύσεως, “leur identité, quant à l’activité, témoigne de la communauté de leur nature”, de sorte que l’on puisse en tirer une pieuse compréhension de la divinité. On ne comprend pas cette soudaine référence à l’énergie ou activité qui est identique entre les trois hypostases si l’on n’est pas justement dans cette transmission néoplatonicienne de l’activé entre les hypostases. »
On peut premièrement opposer à cela ce que V. Lossky écrivait en 1944 contre une mode qui dure, et qui consiste à considérer que la doctrine trinitaire des Pères grecs est influencée par le néoplatonisme : « La trinité plotinienne comprend trois hypostases. consubstantielles : l’Un, l’Intelligence, et l’Âme du monde. Leur consubstantialité ne s’élève pas jusqu’à l’antinomie trinitaire du dogme chrétien : elle se présente comme une hiérarchie décroissante et se réalise grâce à l'écoulement incessant des hypostases qui passent l’une dans l’autre, se reflètent réciproquement. Ceci nous montre encore une fois combien est fausse la méthode des historiens qui veulent exprimer la pensée des Pères de l’Église, en interprétant les termes dont elle se sert dans le sens de la philosophie hellénistique » (Théologie mystique de l’Église d’Orient, Pais, 1944, p. 48).
On peut deuxièmement faire remarquer que la pensée trinitaire de Basile de Césarée et de Grégoire de Nysse s’est développée, dans leur controverse avec Eunome, contre le néoplatonisme qui influençait fortement la pensée de celui-ci, et non dans la ligne de ce courant philosophique.
En relation avec les deux remarques précédentes, on peut troisièmement noter que ce n’est pas en vertu de la transmission (a fortiori néoplatonicienne) de l’activité entre les hypostases qu’est affirmée l’identité d’énergie entre elles. Comme l’avaient fait avant lui Grégoire de Nazianze et Basile de Césarée, contre les pneumatomaques qui nient la divinité du Saint-Esprit, Grégoire de Nysse, en affirmant à propos du Père, du Fils et de l’Esprit que « leur identité quant à l’énergie témoigne de la communauté de leur nature », affirme simplement que si l’Esprit a la même énergie que le Fils et le Père, alors il a la même puissance qu’eux (l’énergie étant la manifestation d’une puissance), et s’il a la même puissance qu’eux, alors il a la même nature qu’eux (la puissance étant celle d’une nature), la phrase citée précédemment (p. 427 dans le texte) devant être mise en rapport avec une phrase précédente de la même section (p. 418) évoquant le Christ et l’Esprit : « Donc une est leur activité (ἐνέργεια) et leur puissance (δύναμις). Car toute activité est la réalisation d’une puissance. donc si activité et puissance sont une, comment est-il possible de conjecturer une différence de nature chez ceux en qui nous ne trouvons aucune différence ni de puissance ni d’activité ? […] Or il a été démontré auparavant […] que la nature est la même pour le Père et le Fils […]. De sorte que si le Fils est uni selon la nature au Père et qu’il a été montré que l’Esprit Saint n’est pas étranger à la nature du Fils à cause de l’identité de leurs activités, par conséquent, il été démontré que la nature de la Sainte Trinité est une. »
Pour plus de détails sur les positions d’Eunome et des trois Cappadociens, je renvoie à mon étude La théologie des énergies divines, Cerf, Paris, 2010, p. 145-232 ; p. 183-232 pour Grégoire de Nysse) où j’écris notamment, à propos de Grégoire de Nysse : « La triade essence - puissance - énergie se ren­contre à plusieurs reprises dans les réflexions de Grégoire sur Dieu. Grégoire met l’énergie divine (ou les énergies divines) en rapport avec la puissance et l’essence divines. Il souligne que l’essence et la puissance préexistent aux énergies (Contra Eunomium, II, 150), cette préexistence devant être comprise non dans un sens temporel mais dans un sens logique et ontologique, l’essence étant le fondement. Cette conception ne comporte chez Grégoire aucune connotation hiérarchique et ne peut être considérée comme apparentée à la pensée néo-platonicienne ; au contraire Grégoire affirme sa conception en s’opposant à celle d’Eunome, laquelle, en rela­tion avec les notions d’essence et d’énergie, établit très claire­ment une hiérarchie entre les trois hypostases de la Trinité, et s’apparente, par cette idée d’une dégradation de la divinité, au néo-platonisme. »
Jean-Claude Larchet