"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

samedi 16 décembre 2017

Tatiana Vladimirovna Torstensen: Saint Sébastien de Karaganda (11)




13.
Le père Sébastien faiblissait de plus en plus. Désormais il parlait moins avec les visiteurs et ne recevait pas tous ceux qui venaient le rencontrer. Mais il raccourcit la durée des conseils spirituels qu’il donnait et s’adressait à plusieurs visiteurs regroupés.
Afin d’éviter toute fatigue superflue, on veillait à ce que les visiteurs ne s’attardent pas chez le père Sébastien ou l’on refusait simplement l’accès des visiteurs. Un roulement fut instauré parmi nous pour monter la garde devant la chambre du prêtre.
Nous pensions que ces mesures seraient temporaires et que le père Sébastien se rétablirait rapidement. Mais il n’en fut rien. C’est à cette période que j’entrepris de tenir un journal de bord relatant les paroles du père Sébastien et tout ce qui avait trait à lui.

24 février. Durant les quatre premiers jours du grand carême où on lit le canon de Saint André de Crète, le père Sébastien n’autorise pas à préparer des repas chauds. Même le thé est froid. Il n’y a pas de repas au réfectoire. Sur la table, sont posés des carafes avec du kvas, des assiettes avec du pain noir en tranches, du chou, des cornichons salés, des oignons crus. Aux personnes souffrant de maux d’estomac, le père Sébastien donnait uniquement des pommes de terre et des oignons cuits.

13 mars. Un jeune moine-diacre : le père Paul, est arrivé de Kiev pour rencontrer le père Sébastien. Durant toute la quatrième semaine, il a célébré en tant que diacre, et s’est efforcé à tout moment d’être auprès du père Sébastien, qu’il estime, du reste, comme nous tous ici.

16 mars. Le père Paul était omniprésent durant l’office. Il lisait, servait à l’autel, chantait dans la chorale, s’entretenait avec le père Sébastien dans sa chambre.

21 mars. Le père André est venu d’un village voisin en quête d’une aide pour chanter dans son église, car il était seul. Le père Sébastien choisit une femme de notre chorale et le père Paul qui refusa, rappelant qu’il était venu de Kiev exclusivement pour être aux côtés du père Sébastien et qu’il préférerait retourner à Kiev plutôt que de se rendre dans un village.
Cette attitude chagrina le père Sébastien qui se vit obligé de rappeler au père Paul son vœu d’obéissance. Alors, le père Paul s’excusa, demanda la bénédiction, courut dans sa chambre et prit uniquement l’icône que lui avait remise son père, alors qu’il était encore enfant et qu’il avait décidé de devenir moine.
Nous avons tous essayé d’infléchir la décision du père Sébastien, argumentant que le père Paul était indispensable dans notre église. Le père Sébastien se taisait et ne sortit de sa chambre qu’un peu avant les vigiles, pour boire du thé. Il ne parla à personne.
Le lendemain, durant les vigiles de la fête des Quarante martyrs de Sébaste, le père Sébastien était troublé. Il s’énerva lorsqu’on lui demanda des détails sur le déroulement de l’office des vigiles (lire ou chanter « gloire à Dieu au plus haut des cieux ») ou lorsqu’on voulut le retenir d’encenser lui-même l’église.

23 mars. Fête de Sainte Marie d’Égypte où est lue sa vie. Le père Sébastien a lu seul la moitié du canon de Saint André de Crète, de façon distincte. De Sibérie, on a amené une possédée.

24 mars. Durant toute la liturgie, la possédée a poussé divers cris d’animaux et les deux femmes qui l’accompagnaient sont sorties plusieurs fois de l’église avec elle. Elle était faible, son visage était tourmenté. À la fin de l’office, elle était couchée dans un coin de l’église car elle ne tenait pas sur ses jambes. Le soir, il y a eu peu de fidèles à l’église. Une fois tout le monde sorti, le père Sébastien attendait encore dans sa chambre. Il ne restait que la possédée et une des femmes qui l’accompagnaient, quand soudain, le père Sébastien revêtu de ses vêtements sacerdotaux alors qu’il n’avait pas célébré, ouvrit les portes royales. Alors la possédée se leva et s’avança vers lui en poussant toutes sortes de cris d’animaux. Arrivé à quelques pas de lui, par trois fois, elle poussa des cris semblables à ceux du coq. Et par trois fois, le père Sébastien resta serein, déclarant : « Je ne reconnais pas le cri du coq ». La deuxième fois, les cris poussés par la possédée faiblirent. La troisième fois, ils se turent. Aussi, la possédée déclara : « Tu es Josué ».
– Non je suis le père Sébastien. Demain tu reviendras te confesser et communier.

25 mars. Le père Sébastien n’a pas célébré. Il est resté dans l’autel. La possédée s’est tenue tranquille durant toute la liturgie, elle a communié, le soir, elle est repartie chez elle.

31 mars. Jeudi. À trois heures du matin, le père Sébastien a réveillé Véra : – Je me sens très mal, comme je n’ai jamais été. Mon âme va sortir de mon corps. Véra est venue me chercher. J’ai fait une piqûre au père Sébastien et je lui ai donné des médicaments. Il respirait très difficilement et commençait à étouffer. On lui a donné vite de l’oxygène et je l’ai mis sous perfusion. Sa température était normale (38,6° C).
Le père Sébastien était dans un état semi-conscient. Il respirait régulièrement, mais faiblement. Je suis restée près de lui, prenant son pouls, faisant des piqûres.
À 10 heures, il a ouvert les yeux et parlé.
À midi, il a demandé à manger. Sa température a encore baissé.

2 avril. Samedi de Lazare. Depuis le soir, le père Sébastien dormait paisiblement. À trois heures du matin, il a fait appeler le père Alexandre. Le père Sébastien était rayonnant. Qu’a-t-il dit au père Alexandre ? Nous n’en savons rien, sinon qu’il lui a demandé de le confesser et de communier dès que le père Alexandre irait à l’autel.
Après la communion, le père Sébastien a entonné : « Le Christ est ressuscité des morts, par la mort il a terrassé la mort ». Et il a fait venir trois jeunes filles de la chorale pour chanter les tropaires de Pâques et les stichères avant les matines. Puis le père Sébastien a déclaré :
 – Vous n’avez jamais fêté Pâques comme vous le ferez cette année.
Alors le père Alexandre a dit :
– Mon père vivez encore un peu. Vous êtes si utile, non seulement à Karaganda, mais à toute l’Église orthodoxe.
Quand la chorale a eu fini de chanter, le père Sébastien a demandé des œufs peints. Comme Véra lui rappelait que ce n’était pas encore Pâques, le père Sébastien sourit et dit :
 – Je sais que nous sommes le samedi de Lazare. Je ne me trompe pas de semaine. Mais pour moi, aujourd’hui c’est Pâques. Peins-moi trois œufs seulement.
– Tout de suite, dit Véra, et elle s’exécuta.
Dans la journée, le père Sébastien se sentit « léger », couché dans son lit, il récitait la liturgie. Il était serein et parlait peu. Son visage était lumineux. Un peu avant 18 heures, il but du thé et demanda à aller à l’église. Il célébra les vigiles à très grand peine, se reposant fréquemment. Il n’oignit que très peu de fidèles (le père Alexandre oignit les autres), retourna dans sa chambre et se coucha, épuisé.

Le 3 avril. Dimanche des Rameaux. De nouveau, au cours de la nuit, le père Sébastien a réclamé les canons de Pâques et les hirmi. Il a demandé également que l’on peigne des œufs. Le matin, il s’est senti mieux et a célébré la liturgie. Il a donné lui-même la communion à une partie des fidèles. Puis il est allé se reposer dans son fauteuil dans l’autel. Aussitôt après la fin de la liturgie, il a demandé à regagner son logis.
Après le déjeuner, il reste couché jusqu’à la prière qu’on lit avant d’aller dormir. Le soir, il n’est donc pas allé à l’église.

4 avril. Lundi Saint. On a conduit le père Sébastien à la liturgie des Présanctifiés. Il était faible et ne parvenait pas à revêtir les vêtements sacerdotaux. Il est resté assis dans son fauteuil, dans l’autel. Après l’office, je lui ai demandé comment il se sentait :
– Je ne souffre pas, me dit-il. Je me sens seulement faible.
Je lui dis que j’avais reçu une lettre de mon frère qui habite Moscou, et j’ajoutai : il dit qu’il est content de me savoir près de vous pour Pâques et qu’à la maison tout va bien. À dire vrai, je voulais que le père Sébastien prie pour mon frère, et c’est pourquoi je lui parlais de cette lettre que j’avais reçue.
Alors il me regarda, se signa et dit doucement :
– Sauve-le, Seigneur, aie pitié de lui et garde Ton serviteur Vladimir, non seulement dans cette vie, mais pour le siècle à venir. Accorde-lui la joie éternelle et la vie sans fin.
Puis il ajouta quelque chose, mais je n’ai pas entendu. Je pleurais. Le père Sébastien me bénit deux fois et je le quittai.
Le matin, on a conduit le père Sébastien à l’église. Apprenant qu’il y avait un enterrement, il a voulu le célébrer lui-même. Il n’a pu qu’entonner les ecphonèses et lire l’Évangile. Le père Alexandre a terminé l’office funèbre. À la fin, le père Sébastien lui a demandé d’envoyer au plus vite un télégramme à Osokarovka pour rappeler le diacre-moine Paul à Karaganda.

8 avril. Vendredi Saint. Le matin, on a conduit le père Sébastien aux heures royales et, jusqu’aux vêpres de la mise au tombeau, il s’est reposé dans sa chambre à l’intérieur de l’église.
Durant les vêpres, il se tenait à l’autel et avait revêtu ses vêtements sacerdotaux. Il tenait avec peine un grand cierge allumé. Tandis que les fidèles s’inclinaient devant le tombeau du Christ, le père Sébastien est resté debout près des portes royales et il observait.
On lui a apporté son déjeuner dans sa chambre à l’église, jusqu’à l’office de l’ensevelissement. Après quoi, il est demeuré à l’église et y a passé la nuit. À plusieurs reprises, au cours de la nuit, nous sommes allés le trouver. Il dormait paisiblement.

9 avril. Samedi Saint. Le père Sébastien est resté dans sa chambre. Après la liturgie, il a revêtu son mandyas et son klobouk puis il est sorti faire ses adieux. Il a évoqué sa pénible et grave maladie. Il nous a adressé tous ses vœux pour la fête de Pâques qui approchait et il a dit :
 – Je vous quitte et je quitte cette vie terrestre. Mon heure est venue. Je vous demande de vivre en paix. La paix et l’amour, c’est ce qu’il y a de plus important. Si vous les possédez, cela vous suffit. Vous aurez toujours la joie dans votre esprit.
Nous attendons les matines de Pâques. Pâques : le salut de l’âme pour la joie sans fin, que l’on atteint uniquement grâce à la paix, l’amour, la souffrance, la prière du cœur sincère. Ayez toujours en vous un amour paisible et silencieux, pour ne jamais regarder quelqu’un « de travers ». Ayez un regard droit.
Soyez toujours prêts à donner une réponse gentille. Ayez toujours une conduite gentille. Agissez avec du cœur. Ceci est ma dernière volonté. Pardonnez-moi.

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Le père Sébastien s’est incliné, a chancelé, puis tout doucement, est retourné à l’autel et a demandé qu’on le conduise dans sa chambre. Nous sommes tous restés à l’église et nous pleurions.

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