"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

dimanche 21 février 2016

Tudor Petcu: interview de Bernard Le Caro pour la revue Cultura

Bernard Le Caro

1.) Tout d'abord, je vous prie de bien vouloir parler sur votre parcours spirituel, et de préciser comment vous avez découvert l'orthodoxie.
 
Au préalable, je ne parlerai ici de moi-même que pour parler des autres, ceux à qui je dois d’avoir découvert dans l’Orthodoxie l’Église des Apôtres et des Pères, celle qui a été fondée par notre Seigneur et qui est unique. Mon premier contact avec l’Église a été une émission télévisée, alors que j’étais enfant. C’était en 1956, à l’occasion des événements sur l’île de Chypre, on interviewait l’archevêque Makarios III. Avec sa soutane, sa longue barbe, sa kamilavka et son encolpion, je demandai à mon entourage qui était ce personnage. On me répondit que c’était un orthodoxe. C’est alors que j’appris qu’il y avait une autre Église que celle à laquelle j’appartenais, à savoir l’Église catholique-romaine. 

Ce fut le point de départ d’une longue évolution. Permettez-moi une parenthèse : si l’archevêque Makarios s’était présenté en civil, en « clergyman », comme cela se produit parfois dans la diaspora, il n’y aurait pas eu ce « point de départ ». D’où l’importance pour le clergé de porter des vêtements ecclésiastiques dans « le monde », c’est la présence du Christ, de son Église. Cela dit, bien plus tard, alors que j’étais âgé de 17 ans, cet intérêt ne me quittait pas. J’écoutais une émission orthodoxe à la radio française et, grâce à cela, je découvris que j’habitais non loin d’un couvent russe, dont les moniales avaient émigré en France après la seconde guerre mondiale, après avoir fui la Russie, puis la Yougoslavie sous le régime communiste. C’est donc au cours de ma première visite à ce couvent que je fis connaissance de mon futur père spirituel, le père Čedomir Ostojić de bienheureuse mémoire, originaire du Banat serbe, et qui s’était enfui de son pays peu après l’avènement du régime titiste. Il me fit une profonde impression. J’avais connu de bons prêtres dans l’Église catholique-romaine, mais cette fois, c’était un homme spirituel. 

Après cette « découverte » s’ensuivirent d’autres : les moniales du couvent russe avec, à leur tête, une higoumène d’une grande stature spirituelle, Mère Théodora, dont le propre père spirituel était un athonite renommé, le père Cyrique, qui vécut en Yougoslavie. Sa mère avait été guérie par saint Jean de Cronstadt. La moniale qui l’assistait, Mère Magdalina, était la fille d’un officier, membre du Concile Pan-russe de 1917. Toutes les deux étaient très proches de l’éminent métropolite de Kiev Antoine Khrapovitzky, en exil en Yougoslavie, puis de saint Jean Maximovitch, qui venait souvent au couvent, alors qu’il était archevêque d’Europe occidentale de l’Église russe hors frontières. Quant à l’aumônier du couvent, c’était un moine de Valaam. Autant dire que je me suis trouvé dans une ambiance radicalement différente de celle que j’avais connue dans le monde religieux occidental, et qui correspondait à mes plus profondes aspirations intérieures. Très vite, je pris la décision de devenir orthodoxe, mais la Providence m’imposa quatre années de « catéchuménat ». L’higoumène m’envoya alors pendant un mois faire le tour des monastères de Serbie. Pour reprendre l’expression de saint Païssios l’Athonite, « il fallait que la couleur prenne ». C’est là que je fis connaissance du grand saint contemporain Justin Popovic et aussi du patriarche Paul de Serbie de bienheureuse mémoire, alors évêque de Prizren au Kosovo. On me donna à lire les Pères de l’Église, et finalement, je devins orthodoxe en 1969. Les années suivantes, je me rendis sur le Mont Athos, où j’eus des contacts avec saint Païssios, puis, c’était en 1975, en Roumanie, où je rencontrai les pères Cléopas Ilie et Paissie Olaru. Comme le dit saint Grégoire Palamas, il faut d’abord rencontrer le Christ, et en parler ensuite. C’était la ligne suivie par tous ces saints de Dieu, qui m’ont guidé dans la vie.

2.) La Serbie représente le lieu où vous avez eu l'occasion de découvrir la spiritualité orthodoxe, donc on pourrait sans doute dire que ce pays a changé votre vie, voire votre manière de penser. Etant donné cet important chapitre de votre vie, pourriez-vous parler des plus importants noms de l'orthodoxie serbe qui ont influencé l'évolution de votre personnalité spirituelle?

Effectivement. Comme je l’ai dit précédemment, j’ai rencontré le père Justin et le futur patriarche Paul. C’était en 1968. Je suis resté en contact avec le père Justin – je lui rendais visite chaque année – jusqu’à son bienheureux trépas en 1979. Cette rencontre a changé ma vie en ce sens que nul comme lui n’a aussi bien mis en valeur le dogme de Chalcédoine - le Christ comme Dieu parfait et homme parfait - présent parmi nous dans l’Église. En outre, et cela découle de ce qui précède, il insistait sur la vie des saints. Il faut dire que dans la Serbie d’avant guerre, la classe intellectuelle – sous l’influence d’une certaine culture française – affichait un souverain mépris pour les vies de saints. Et le combat du père Justin a été, si l’on peut s’exprimer ainsi, de les « réhabiliter ». C’est ainsi qu’il a traduit les vies des saints en langue serbe, en douze volumes, soit au total 8000 pages. Comme il le dit : « La vie des saints, ce sont les dogmes traduits dans la vie. Que sont les dogmes ? La vie des saints réalisée ». « Les actes des Apôtres », précisait-il, «sont la continuation du Saint Évangile du Christ, et les vies des saints sont la continuation des Actes des Apôtres…» En même temps, je découvris la véritable théologie – non livresque mais pratiquée dans la vie – non seulement chez les saints anciens, mais aussi nouveaux, ceux que j’ai évoqués plus haut, et naturellement les saints néo-martyrs de Russie. Lorsqu’il en parlait, le père Justin pleurait. Lui, qui connaissait si bien la vie des saints, disait que St Clément d’Ancyre, martyrisé sous Dioclétien, n’avait passé « que » 28 ans de sa vie en prison, alors que le nouveau confesseur Athanase Sakharov sur trente-quatre ans d’épiscopat, avait souffert plus de trente ans dans les prisons et les exils…. En d’autres termes, il avait dépassé les saints anciens ! C’était la confirmation des paroles de l’apôtre : « Le Christ est le même hier et aujourd’hui… » L’autre aspect du père Justin était son approche « universelle » de l’Orthodoxie. Tout en aimant profondément et en pleurant sur son peuple serbe, tous les orthodoxes lui étaient proches, c’était ce qu’il appelait « la nouvelle humanité en Christ ». À ce sujet, je mentionnerai simplement qu’il avait rencontré le père Cléopas, qui était venu en Serbie et qu’il lui avait conseillé de rester en Roumanie pour aider son peuple, plutôt que de partir sur le Mont Athos comme il en avait l’intention. 

Quant à l’évêque Paul, le futur patriarche, ce fut pour moi encore un autre aspect de l’Orthodoxie. Je ne mentionnerai que le fait suivant : lorsque j’arrivai à son « palais épiscopal » - une vielle maison délabrée où les courants d’air circulaient partout – je vis un moine occupé à balayer l’entrée. C’était lui, l’évêque Paul. Grand ascète et érudit, il me donna des conseils que je gardai précieusement. Il citait constamment l’apôtre Paul et les saints Pères comme si les paroles émanaient de lui-même. En été en Serbie, l’un de ses proches m’a cité l’une de ses sages paroles : « Ce que nous faisons pour l’Église est 1% ; les 99% restants sont du Saint-Esprit. Mais si nous ne faisons pas notre 1%, il n’y a pas non plus les 99% ». À méditer !

3.) Quel est votre avis concernant le livre écrit par Jean-Claude Larchet sur le Patriarche Paul de Serbie? Croyez-vous que ce livre soit une bonne opportunité de mieux découvrir ce trésor de l'orthodoxie serbe?

Mon avis est tout-à-fait positif, j’espère d’ailleurs que ce livre sera traduit en roumain, si ce n’est déjà fait. Ayant connu le patriarche et lu nombre de ses écrits, je peux confirmer que tout ce qui est dit est vrai. Parfois, certains auteurs ont tendance à en “ajouter”, ce qui n’est pas le cas ici. La vérité suffit. Bernard de Clairvaux disait au sujet de la Mère de Dieu, alors que l’on voulait déjà imposer en Occident le dogme de « l’immaculée conception » : La Mère de Dieu n’a pas besoin de fausses gloires ! C’est vraiment également pour les saints. C’est aussi pourquoi le livre de Jean-Claude Larchet est précieux, par sa sobriété.

4.) Comme vous le savez, Jean-Claude Larchet parle sur l'inconscient spirituel, sur le tréfond inconnu du cœur, nous offrant ainsi une perspective tout à fait intéressante sur la beauté de la théologie orthodoxe. Peut-on dire que la compréhension théologique de Jean-Claude Larchet sur l'inconscient spirituel met en évidence l'unicité de la spiritualité orthodoxe? 

Il m’est difficile de répondre à cette question, n’étant pas spécialiste dans ce domaine.

5.) Croyez-vous que "l'amour de la sagesse" soit la meilleure définition de la spiritualité orthodoxe? 

Certes, les premiers apologètes du christianisme parlaient souvent de “philosophie” comme synonyme de la foi chrétienne. Plus tard, St Macaire le Grand parle de « philosophie du Saint-Esprit ». Le mot “spiritualité”, à mon avis, manque de clarté, je parlerais plutôt de “vie spirituelle”, c’est-à-dire de vie en Christ. C’est ce nom qu’ont donné à leurs œuvres les saints Nicolas Cabasilas et Jean de Cronstadt. Il ne s’agit pas “d’imitation du Christ”, comme chez les mystiques occidentaux, mais de vie en Christ. C’est plutôt ainsi que je définirais la spiritualité orthodoxe, pour reprendre votre terme. En tout état de cause, “l’amour de la sagesse” ne peut être que l’amour du Christ, la Seconde Hypostase de la Sainte Trinité. Ce n’est pas un hasard si la basilique Sainte-Sophie à Constantinople est précisément dédiée à la Sagesse de Dieu, le Christ Lui-même !

6.) Que signifie pour vous le fait d'être orthodoxe en France et comment serait-il possible de faire revivre la spiritualité orthodoxe en France? 

Être orthodoxe en France, plus largement dans le monde occidental, c’est être témoin du salut que nous offre le Christ dans Son Église. Notre objectif est de manifester le Visage du Christ, oublié ou altéré en Occident. Naturellement, ce faisant, nous devons être conscients de nos faiblesses, l’apôtre Paul rappelle que nous portons ce trésor dans des vases d’argile. Nous ne saurions tomber dans le pharisaïsme : à qui il est beaucoup donné, il sera beaucoup demandé. Et que l’on soit en France, ou bien n’importe où ailleurs, notre objectif est le même : comme l’a dit le père Cléopas, le chrétien doit être comme la mèche d’une veilleuse. En se consommant, elle illumine tout autour. Cela dit, il y a peut-être une spécificité pour les orthodoxes en France : d’innombrables saints y ont vécu avant la séparation de l’Occident du monde orthodoxe. Si l’on regarde le calendrier, il y a plusieurs saints, et ce chaque jour, qui ont vécu en France pendant les premiers siècles. Et on ne peut être que frappé par l’identité entre ces saints et celles des saints orthodoxes aujourd’hui. Et notre devoir est de faire connaître ces saints, non seulement à l’Occident qui, souvent les a oubliés – ne parlons pas de l’état dans lequel se trouvent parfois leurs reliques ! – mais aussi et peut-être surtout dans la diaspora orthodoxe. C’est une occasion pour tous les orthodoxes de connaître leur vie, de les vénérer, de les prier. C’était précisément la tâche à laquelle s’est attelé le saint archevêque Jean Maximovitch. Dès son arrivée à Paris, il est allé vénérer les reliques de St Denis, le premier évêque de la ville, et d’autres saints locaux. Actuellement, le père Andrew Philips, en Angleterre, a fait connaître les innombrables saints des Iles britanniques, Claude Lopez-Ginisty, sur son blog orthodoxologie, a fait connaître les saints qui ont vécu dans les temps anciens sur les territoires actuels de la France et de la Suisse.

7.) Quels seraient pour vous les noms les plus importants de l'orthodoxie française? Comment caractériseriez-vous la personnalité du père Placide Deseille, par exemple?


Comme je l’ai dit au début de cet entretien, de nombreuses saints, originaires des différentes diasporas, ont vécu en France, dont certains ont été canonisés comme St Jean Maximovitch et saint Alexis d’Ugine. Mais il y en a certainement d’autres, qui nous sont inconnus. Et ce sont eux, les saints, avant tout, qui sont les plus importants noms de l’orthodoxie. Pour ce qui concerne le père Placide Deseille, ce que je dirai est qu’il est l’incarnation de la tradition des Pères – on peut lui être reconnaissant d’avoir traduit St Macaire, St Jean Climaque et St Isaac le Syrien. En outre, il a accompli une œuvre difficile, à savoir « transplanter », si l’on peut dire, le monachisme athonite en terre de France. C’est une réalité de l’Orthodoxie : elle ne peut vivre sans monachisme, et c’est pourquoi, souvent, la mission de l’Église a échoué en Occident. Lorsque j’ai dit au père Cléopas que je fréquentais un monastère orthodoxe en France, il s’est écrié : « Mais c’est une oasis ! » On ne peut qu’espérer que les graines semées par le Père Placide et d’autres encore  porteront leurs fruits dans l’avenir. C’est actuellement « un grain de sénevé ». Que Dieu fasse qu’il devienne un arbre…

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