"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

mardi 27 janvier 2009

Saint Séraphim de Sarov: La nuit soviétique (2)



Julia de Beausobre se trouvait dans la région de Sarov dans les années trente du siècle vingtième de notre ère. Née en 1893 à Saint Petersbourg, membre d’une riche famille, elle épousa trois mois avant la révolution d’octobre Nicolas de Beausobre, diplomate russe d’origine huguenote. En 1932, tous deux furent arrêtés et déportés en camp de concentration par le pouvoir soviétique. Son époux fut exécuté, elle ne l’apprit que plus tard. Julia de Beausobre relata son expérience du goulag dans son livre The Woman Who Could Not Die (La femme qui ne pouvait pas mourir). Elle fut libérée lorsque son ancienne gouvernante anglaise paya une rançon pour la libérer ! Elle vécut en Grande Bretagne de 1934 à décembre 1977, écrivant de nombreux articles et livres sur des sujets spirituels. En 1945, elle publia Flame In The Snow (Une flamme dans la neige), une biographie de Saint Séraphim de Sarov. Le sous-titre de son livre était Une légende russe. (Souvenons-nous que ce mot vient de legenda, ce qui doit être lu. Le sens de légende, mythe, n’est pas le sens premier et certainement pas le sens religieux donné à ce terme à l’origine. La légende, c’est ce qui doit être lu pour le profit spirituel de celui qui en fera la lecture.)

Nous possédons beaucoup de biographies du saint ermite de Sarov, mais peu d’orthodoxes connaissent celle de Julia de Beausobre. Cette jeune femme s’est trouvée dans un camp de concentration soviétique près de Sarov un siècle environ après la naissance au ciel de saint Séraphim. Lors de sa captivité, ses compagnons d’infortune lui parlèrent sans discontinuer du staretz, c’est là la base de son livre. S’adressant au lecteur, elle dit qu’elle a essayé de garder aussi fidèlement que possible les récits qui lui furent alors confiés.  (Dans les années soixante, Andrei Siniavski, prisonnier dans un camp de la région de Sarov, recueillit lui aussi des récits de la tradition orale concernant saint Séraphim de Sarov. Dans cette relation, il parle de la prédiction de la tourmente révolutionnaire déjà mentionnée,  et d’une autre vision que le saint aurait eue. Selon celle-ci, après une longue période de gouvernement athée et de terreur, la religion renaîtrait de ses cendres, et une période de paix s’installerait. Lorsqu’on lui demanda ce qui arriverait ensuite, le saint dit qu’après ce répit, la Russie serait plongée dans un océan de sang et d’épreuves. Et il se mit à pleurer. On interpréta cela comme signifiant que la fin du monde adviendrait ensuite.)

C’est le saint Séraphim que nous connaissons bien qui apparaît dans cette biographie, mais le ton, le langage- qui tentent de restituer la saveur de la langue des paysans du lieu- donnent à ce livre une saveur particulière, celle de la vérité et de la réalité simples. Si le personnage de cet ouvrage n’était pas un saint, nous aurions l’impression de lire des mémoires composés par un contemporain du saint qui l’aurait connu et aimé et qui se serait donné la mission de restituer en pleine lumière la vie d’un ami indispensable et très précieux. 

Julia de Beausobre avoue dans la préface de son ouvrage avoir seulement enjolivé les passages qui parlent de Grisha le Fol-en-Christ afin de rendre ce personnage intelligible aux lecteurs britanniques non familiers de la mentalité russe et de ce type de sainteté caractéristique de la piété slave, mais elle mit un point d’honneur à conserver tous les détails qui étaient dans les témoignages concernant le saint qui lui furent donnés dans le camp.

"À chaque pas que je faisais, je rencontrais [saint] Séraphim. Quel que fût l’endroit où j’allais, quelle que fût la personne dont je m’occupais, tous parlaient de lui.[…] des anecdotes de sa vie, détaillées, vivantes, personnelles, étaient déversées dans mes oreilles avides, les conteurs amplifiant parfois les portraits qu’ils faisaient par des interprétations pleines d’esprit. J’étais impressionnable en ce temps-là: les paroles et les interprétations restèrent comme marquées au fer rouge dans ma mémoire. […] Quand je quittais la Russie, de nouveaux amis qui ne connaissaient pas les légendes populaires parlaient de [saint] Séraphim d’une manière nouvelle pour moi : ils avaient étudié les archives écrites." (Julia de Beausobre, Flame in the Snow, Collins, 1978, p.14). Ce qui est remarquable, c’est que les deux sources, l’officielle et la source orale se rejoignent dans l’essentiel, cependant des détails sont présents dans les récits du camp qui n’existent pas dans la version officielle écrite qui nous a été transmise. C’est là chose tout à fait normale. Le livre de Julia de Beausobre avec ses détails transmis de génération en génération par des témoins de la région, par la mémoire vivante de la terre de Sarov, donne à son récit un caractère à la fois familier, naturel. Loin de réduire la stature du saint par de modestes anecdotes et des épisodes qui pourraient sembler banals, il confère à ce parcours de Saint Séraphim un cachet d’authenticité et un émerveillement du lecteur devant l’incommensurable dimension spirituelle du beau vieillard.

Et, chose surprenante, « les sources orales ne sont pas, comme on pourrait le supposer particulièrement préoccupées par les miracles. […] Elles sont plus préoccupées par les relations humaines et la psychologie. De ce fait, elles nous parlent plus de gens qui étaient associés à [saint] Séraphim, particulièrement pendant sa jeunesse, que ne le font les biographies officielles.» (Sir John Lawrence, op. cit. p. 14)

« Dans les biographies officielles, seuls les miracles de l’enfance de Prokhore [i.e. saint Séraphim enfant] sont mentionnés ; la légende complète les premières années avec des détails essentiels, et pour les premières années au monastère, elle mentionne ce que l’on sait traditionnellement de la vie contemplative. Les « conteurs » (skazateli) de cette légende, insatisfaits par la réticence montrée par les biographes officiels à ne parler que des succès du saint dans la vie spirituelle, essaient d’expliquer comment ces succès furent possibles et à quel prix ils furent atteints.

C’est en partie le désir de mieux comprendre la personnalité de [saint] Séraphim et la nature de son ascension [dans la vie spirituelle] qui a conduit les “skazateli" à insister sur l’importance de personnages secondaires écartés d’une ou deux phrases pieuses par les Vitae officielles. […] Grisha le Fol-en-Christ est une figure remarquable de la tradition populaire. » (op. cit. p. 173)

Le style et le parti pris didactique des biographies officielles ont une valeur indéniable qu’il n’y a pas lieu de discuter ou de contester. La Vita d’un saint a toujours un but évident d’édification, elle obéit à des canons stricts, comme l’iconographie ou le chant d’Eglise. L’essentiel et l’utile y sont présents. La tradition orale qui survit après la naissance au ciel du saint, a aussi sa valeur car elle contient des éléments précieux qui rendent le saint plus "réel" pour ceux qui l’approchent. D’une part, elle manifeste et explique clairement et d’une manière évidente l’amour et l’admiration qui ont présidé à l’élection du saint par le peuple orthodoxe et ont conduit à sa glorification par l’Eglise. D’autre part, elle rend le modèle parfait érigé par la biographie officielle plus accessible et plus proche, en ce qu’elle le montre ascendant depuis le vieil homme jusques à la stature de l’image et de la ressemblance divine. Le chemin peut sembler moins ardu si on en voit toutes les étapes, et que l’on peut s’identifier –à notre faible mesure- au marcheur qui commence à parcourir la Voie du salut.

La biographie de saint Séraphim par Julia de Beausobre est un beau monument populaire érigé à la mémoire de l’ermite béni de Sarov. Elle a la saveur subtile d’une agréable veillée où la Russie parlerait de son fils le plus prestigieux, tandis que les auditeurs, au fait de la vie "officielle" du staretz, découvriraient émerveillés des joyaux qu’ils ne soupçonnaient même pas, heureux qu’ils étaient du grand trésor qu’ils possédaient déjà avec la biographie écrite du saint.

Claude Lopez-Ginisty

Une première version de ce texte a été publiée 
dans La Chronique de Saint Séraphim de Sarov
dans la revue Diakonia
Fraternité Orthodoxe-Tous les Saints de Belgique
Orthodoxe Broederschap van Alle Heiligen van Belgïe

Photo: Reliquaire de Saint Séraphim de Sarov, Chapelle du Pokrov

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